© Nantenaina Lova / Papang Films / Endemika Films / NiKo Film / Diam Production
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Chez les zébus francophones, de Nantenaina Lova

Critique - Sortie en salle

"Perdre la terre, c’est perdre l’âme." Chez les zébus francophones, le troisième long métrage du cinéaste Nantenaina Lova qui sort en salles en France après un remarquable parcours dans les festivals internationaux (DOK Leipzig, IDFA), rappelle avec toute la force de l’imaginaire malgache que s’attaquer à l’environnement, c’est s’attaquer à la culture.

À première vue, l’histoire semble correspondre à une réalité collective tellement partagée qu’elle en est devenue tristement banale : des paysans dépossédés et menacés d’expropriation au mépris du droit coutumier, livrés à eux-mêmes face à la cupidité et à la corruption des pouvoirs publics et des élites économiques et militaires. On se souvient des villageois de Guanzhou, en périphérie de Canton (Chine), confrontés à la destruction de leurs pratiques et de leurs héritages traditionnels au profit d’un projet immobilier de luxe (Guanzhou, une nouvelle ère). Filmés par le photographe franco-argentin Boris Svartzman pendant plus de sept ans, ils refusaient d’abandonner les lieux et revendiquaient un attachement viscéral à leurs terres comme fondement de leur identité et de leur place dans le monde [1]. L’enjeu est similaire à Madagascar où ce phénomène de l’accaparement des terres prend depuis plusieurs décennies une ampleur considérable. En 2009, l’attribution d’1,3 million d’hectares de terres cultivables au groupe sud-coréen Daewoo avait même abouti, grâce à la mobilisation populaire, au retrait de l’industriel et au renversement du président de la République de l’époque, Marc Ravalomanana. Les paysans de Sitabaomba, cette enclave rurale des faubourgs d’Antananarivo, la capitale, appartiennent comme leurs homologues de Guanzhou à ces ultimes résistants dont il reste, face à l’épuisement des moyens traditionnels de la lutte, la plus grande dignité. Les Chinois ne sont d’ailleurs pas très loin, puisqu’ils se sont vu confier en échange d’un droit d’exploitation minier, la construction d’une route reliant l’aéroport et le centre-ville, menaçant directement toutes les rizières des paysans installés là depuis 40 ans.

Avant même de pénétrer dans la complexité de ce territoire malgache, le film nous invite à rencontrer Ly, son principal protagoniste. Trois courtes séquences ancrent le personnage dans ses valeurs les plus fondamentales : la famille, le travail et la lutte. Les premières images le dévoilent entouré de sa fille et de sa petite fille. Cet enfant qui joue innocemment avec une guitare puis avec une mitraillette en plastique annonce dès le pré-générique la dualité intérieure du paysan et l’enjeu crucial de la transmission. Ly apparaît ensuite en portrait filmé devant son champ, fixant la caméra de son regard pénétrant. Son silence contraste avec l’extrait sonore d’une interview de l’ancien président Hery Rajaonarimampianina qui promet "des projets structurants pour le développement économique" et de "réduire la pauvreté" de ce pays essentiellement agricole qui demeure l’un des plus pauvres du monde. Cette mise en scène de la parole présidentielle, un procédé répété au moment où les paysans font face à la corruption de l’institution judiciaire, creuse encore plus le fossé déjà abyssal entre les paysans et ces pouvoirs publics qui au lieu de les servir menace le cœur de leur identité. Enfin nous faisons sa connaissance : les premiers échanges directs avec Ly, autour d’une plaisanterie sur la résonance chinoise de son surnom, révèlent une réelle complicité avec le filmeur. Nantenaina Lova et Ly ne sont en effet pas étrangers l’un à l’autre : ils se sont rencontrés dix ans auparavant, lorsque le cinéaste malgache réalisait son premier court métrage documentaire.

Au regard de la filmographie de Nantenaina Lova et de la ligne éditoriale de sa société Endemika Films, l’une des rares à promouvoir le cinéma documentaire à Madagascar, le parti-pris de ce film engagé à défendre la culture populaire et traditionnelle malgache et à dénoncer les dégâts d’une idéologie du développement totalement contre-productive, trouve en Ly une véritable incarnation. On comprend l’attachement du réalisateur à le filmer, tant l’homme est solaire et son sourire contagieux. Sa présence à l’image se déploie avec une grande pudeur et dévoile une force placide, renforcée par l’articulation d’une pensée limpide et clairvoyante. Au sein de sa communauté, Ly occupe une place d’autorité puisqu’il en est l’orateur, "mpikabary", celui qui rassemble les foules et introduit par ses actes oratoires les manifestations populaires, les coutumes, les cérémonies de mariages ou les funérailles. Ly ne parle pas pour ne rien dire, pèse chacun de ses mots, joue souvent de leur sens et de leur puissance métaphorique. Il incarne à la fois le visage de la mémoire paysanne, profondément ancré dans une campagne archétypale de Madagascar et celui des luttes du présent.

Depuis 2016, Ly et ses camarades sont les victimes du vol à grande échelle de leurs parcelles. Leurs paroles et leurs actes collectifs témoignent de leur mobilisation et de leur résistance. Les images en sont autant de preuves étalées sur sept années d’un engrenage interminable de destructions et de replantations, de plaidoiries en renvois, de fausses promesses politiciennes aux nouveaux projets d’urbanisation massive qui grignotent toujours plus les terres des paysans. Ce temps long en immersion à leurs côtés installe une puissante empathie à leur égard. Il permet aussi de voir à quel point le modèle de développement qui finit par leur être imposé - la construction de barres d’immeubles sans âme encerclées par des murs et des barbelés - ne représente pas un futur acceptable.

La culture populaire en résistance

Face aux injustices qui s’accumulent et au piège de la résignation, le film fait corps avec la dualité de Ly : il y a le temps de la lutte, et celui de l’art oratoire "kabary" pour faire de sa culture un rempart. Seul au bord de la route, un jeune garçon pratique le "tantara" en tapant des galets entre eux : il chantonne, se plaint de ceux qui laissent leurs zébus brouter sur son terrain. Introduit par Ly, l’artiste Temandrota (Randriahasandrata Razafimandimby) propose aux enfants du village de fabriquer des marionnettes pour raconter leurs histoires. Le décor, des petites maisons en terre cuite, quelques jouets en bois et en matériaux récupérés, se façonne pour tourner en dérision l’absurde projet de centre commercial qui menace leur habitat. Un autre ton, celui du conte, invite progressivement à prendre cette dure réalité avec plus de sagesse. La légèreté du commentaire interprété par l’humoriste franco-ivoirienne Claudia Tagbo aide le spectateur à s’embarquer dans cette dynamique collective et transgénérationnelle et à le plonger au risque de se perdre dans les méandres des imaginaires traditionnels malgaches. Cette culture de résistance s’exprime ainsi par la poésie du "kabary" et ses proverbes imagés. La cour de justice est "le marais du crocodile" et l’actuel président Andry Rajoelina, venu en personne pendant sa campagne promettre de restituer les terres aux paysans pour finalement aboutir à un gigantesque complexe immobilier, "le caïman qui remplace le crocodile".

Elle se révèle aussi dans la banalité du quotidien, celle du travail, de la vie familiale, des fêtes et des mariages, dans les systèmes d’entraide et de solidarité qui subsistent depuis des temps ancestraux. "Restaurer le quotidien, c’est restaurer l’Histoire du peuple", revendique le cinéaste. "Exister en tant que tel est une forme de lutte face à un système qui veut uniformiser tous les modes de vie. Un modèle s’impose à ceux qui n’ont pas d’Histoire écrite. On a l’Histoire écrite de la royauté mais pas le quotidien des gens. C’est un acte militant de restituer l’Histoire abîmée par la vie et les difficultés." [2] L’Histoire, les paysans en subissent toujours les séquelles, à l’image de ces zébus qui n’obéissent qu’aux ordres exprimés en français, comme les manipulations d’un gouvernement malgache qui réduit les enjeux diplomatiques au plus offrant. Le quotidien, c’est aussi le cinéma populaire : l’acteur Gégé Rasamoely montre à la famille de Ly des extraits d’un court métrage de fiction qui parodie les films d’action hollywoodiens. Ironiquement il y interprète le rôle d’un président qui sauve le monde. Dans la réalité, le comédien confie que ses terres familiales lui ont aussi été spoliées, que des généraux se sont appropriés les lieux où ses ancêtres sont enterrés.

Sans jamais perdre de vue la situation locale qui se tend et se radicalise, le film parvient à prendre de plus en plus d’ampleur grâce aux digressions permises par l’oralité malgache. Les enfants jouent, chantent et dansent. Surtout ils continuent comme de coutume à faire parler les pierres. Sur la scène du petit théâtre, les marionnettes s’animent et reconstituent en coulisse les manœuvres des puissants. Il est question d’une reine en quête de son âme qui se laisse séduire par les plus corrompus. Fera-t-elle le choix des équilibres, celui de la vie et de la nature ? De ces injustices subies par les paysans malgaches qui font écho à de trop nombreux territoires en luttes à travers le monde, reste gravé le sourire de Ly face à l’absurdité du réel, comme une envie de vivre en gardant la tête haute.

François-Xavier Destors


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Notes :

[1] Lire l’entretien avec Boris Svartzman, publié dans le numéro 2 de la revue Traverses consacré à l’éco-documentaire à l’épreuve de l’Anthropocène.

[2] Entretien d’Olivier Barlet avec le cinéaste et sa productrice Éva Lova-Bely.