© Claude Baechtold / Intermezzo Films
Critique

Riverboom, de Claude Baechtold

Après avoir séduit le public du FIPADOC (Prix Mitrani du meilleur premier film) ou du festival Premiers Plans d’Angers (Prix du public), le road movie Riverboom atteint les salles françaises le 25 septembre 2024. Le photographe suisse Claude Baechtold, qui retrouve vingt ans plus tard les images oubliées d’un périple insensé qui l’a vu faire le tour complet de l’Afghanistan en 2002, livre une comédie jubilatoire au royaume de l’absurdité.

"Ce film, c’est l’histoire de trois protestants qui montent dans une voiture pour aller voir où tombent les parachutes" : les premiers mots du narrateur l’annoncent d’emblée, Riverboom raconte une drôle d’histoire. Rien ne prédestinait Claude Baechtold, alors jeune étudiant en graphisme de Lausanne, à s’embarquer dans pareille aventure. Bouleversé par le décès brutal de ses parents dans un accident de voiture, il a suffi pour le convaincre d’un coup de téléphone de son ami Serge Michel. Le journaliste, engagé par le journal Le Figaro pour raconter "l’année zéro" de l’Afghanistan dans une série d’articles, cherche un copilote pour faire le voyage jusqu’à Kaboul. Il doit y retrouver le photographe italien Paolo Woods. Claude accepte l’incongrue proposition et livre en guise de générique une succession de clichés maladroits glanés sur la route. Mais une fois arrivé dans la capitale afghane, impossible d’en repartir : l’aéroport est en ruines. Serge suggère alors à Claude d’acheter un caméscope au bazar en face de leur hôtel et de faire la route avec eux. Celui qui confie que "la guerre lui fout la trouille" et s’estime sans états d’âme comme "le gars le moins compétent pour filmer ce pays", devient en quelques minutes - le temps de fabriquer une fausse carte de presse – un "envoyé spécial de la Télévision Suisse Romande pour l’Afghanistan".

Les trois compères sont loin d’être les seuls occidentaux à s’engouffrer dans la brèche ouverte par la déroute des talibans en novembre 2001. À l’épicentre du destin du monde après les attentats du World Trade Center, l’Afghanistan réouvre enfin ses portes aux coopérants et aux médias internationaux. Les images de la capitale à la fois en ruines et en pleine effervescence rappellent cette atmosphère euphorique qu’avait su capter Florent Marcie aux côtés des moudjahidines (Commandant Khawani, 2014). Dans son film Je déboule à Kaboul (2004), Olivier Azam livrait aussi un carnet de montage au plus près de la liesse populaire et de tous ses possibles. Riverboom n’a pas la même visée – il ne s’agit ni de démêler les nœuds complexes de la situation géopolitique ni d’interroger le rôle des images dans un pays où elles ont été interdites durant des années. Il relève cependant du même "pas de côté", du désir de saisir un pays sur le vif, sous la forme improvisée d’un journal de bord où chaque jour tout peut basculer, en se focalisant sur l’absurdité du réel, du fiasco de la guerre, d’une "pax americana" brandie à l’aveugle et tragiquement déconnectée du terrain.

Le film puise une grande partie de son originalité d’un sens de l’humour assumé jusqu’au potache qui a essentiellement pour effet de désacraliser le regard et de mettre à distance les horreurs de la guerre. L’humour surgit d’abord de l’absurdité des situations - traverser un tunnel sur une plaque de glace, marcher sur un champ de mines pour faire un plan plus serré… des rencontres tantôt avec des mendiants ou des seigneurs de guerre, tantôt avec des bandits notoires qui les emmènent à la pêche ; enfin des chocs culturels qui en résultent et dont le commentaire se saisit avec beaucoup d’autodérision et d’ironie. Le narrateur se moque de l’intrépidité naïve de sa jeunesse, renverse les postures morales en jouant avec les contrastes sonores (la musique pop) et graphiques (l’esthétique vintage), multipliant les collages et les arrêts sur image comme autant de gags ciselés qui rythment l’aventure burlesque de ces trois pieds nickelés.

L’autre force du film tient dans ce qu’il dévoile des coulisses des reportages de guerre, de la banalité du quotidien qu’on ne voit pas dans les montages formatés des journaux télévisés. À rebours d’un certain virilisme se dévoilent les instants volés d’anti-héros traversant la fin de l’âge d’or de la profession. Comme sur toutes les lignes de front, le rire y occupe une place vitale : il est une manière de faire face à la réalité, de préserver son humanité face à la destruction, de décompresser quand sur le terrain l’acte de documenter s’accomplit toujours sous haute tension. Il permet d’outrepasser la peur ou de s’en libérer, tel ce fou rire interminable qui étouffe le réalisateur après le passage très risqué d’un checkpoint. Il s’immisce dans les rapports de force avec tous les hommes de l’ombre, chauffeurs, fixeurs, négociateurs, prêts à risquer leur vie pour satisfaire la quête des journalistes. C’est enfin un humour de franche camaraderie qui imprègne encore le commentaire vingt ans plus tard, scellant l’amitié entre trois têtes brûlées qui s’aventurent dans le chaos afghan.

L’instabilité et la maladresse des images d’archives servent ce ton décalé. Entre Claude Baechtold qui s’intéresse à "tout ce que snobent les photographes de guerre" et les images professionnelles de Paolo Woods, le contraste se révèle saisissant. Dans l’œil forcément subjectif du Suisse, l’Afghanistan se dévoile de manière anarchique avec ses montagnes majestueuses et ses couleurs flamboyantes, ses champs de mines, de tulipes ou d’opium, mais aussi dans sa banalité, dans la richesse de sa diversité et ce qu’il a de vivant. Il ne cherche pas l’image choc, là où l’Italien cherche à sublimer les lieux et les personnes et les fige dans un angle narratif précis. La juxtaposition des deux registres en contrepoint bouscule et enrichit la perception de ces rencontres éphémères. Le photographe professionnel reconnaît d’ailleurs dans le film que les clichés ratés de l’apprenti cinéaste sont probablement plus proches de l’expérience qu’ils sont en train de vivre.

L’Afghanistan devient finalement le décor d’un autre voyage, initiatique cette fois, celui du narrateur qui doit se délester du drame qui lui pèse. Serge et Paolo ont leurs raisons d’être là, ils ont le goût du risque et le sel de l’aventure, mais Claude, lui, doit surmonter ses peurs. L’occasion lui est donnée lorsque leur voiture se retrouve bloquée dans une vallée infestée de loups, de bandits et de talibans. Un orage furieux menace le lit de la rivière Boom. Le souvenir de cette nuit cauchemardesque, point d’orgue du voyage, se métamorphose en un rêve d’enfant. Aux archives un peu gauches se substituent celles des Super 8 familiaux, le narrateur inventant un dialogue avec ses parents qu’il refuse de laisser partir. Dans sa manière de brouiller les pistes entre le roman photo, la comédie et le film ethnographique, Riverboom est aussi un film sur le deuil et les aléas de son cheminement. C’est aussi dans cet élan poétique que le jeune homme devient véritablement cinéaste.

Rire de ces images avec la nostalgie d’un temps où tous les espoirs étaient permis serre le cœur tant l’Afghanistan, vingt ans plus tard, est retombé dans un trou noir. Comme un symbole, les parachutes sont eux tombés sur le mausolée d’un grand poète mystique du XVe siècle, brisé en mille morceaux par les boîtes de conserve et les crackers de l’aide américaine. À l’issue de leur voyage, Claude Baechtold, Serge Michel, Paolo Woods et d’autres camarades aventureux ont fondé le collectif Riverboom dont la devise signée Winston Churchill pourrait autant convenir à l’épopée du film qu’à la stratégie de la coalition internationale en Afghanistan : "Success is the ability to get from one failure to another without any loss of enthusiasm" [1].

François-Xavier Destors


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Note :

[1] "Le succès, c'est être capable d'aller d'échec en échec sans perdre son enthousiasme."