La réflexivité comme dialectique : le documentaire brechtien
- Nenad Jovanovic
Écrivant sur Brecht quant aux difficultés de représenter visuellement l’abstrait, Fredric Jameson note que le travail industriel – en tant que « matériau brut » et variable dans l’équation du capitalisme perçu comme sujet de la représentation visuelle – constitue « un obstacle face auquel seul le documentaire apparaît comme une solution ». [1] En affirmant que le documentaire est une issue à la représentation brechtienne, il ne tient pas compte des réserves émises par Brecht sur le réalisme photographique que Jameson considère tacitement comme inné aux formes visuelles non fictionnelles. À la lumière des propos de Brecht, pour qui une photographie des usines d’acier Krupp ou d’électricité AEG ne rend pas compte des forces complexes que ces entreprises mettent en jeu, il apparaît que la nature photographique inaltérable du film documentaire, avec son emphase inhérente sur le « ici et maintenant » de l’événement pro-filmique, s’oppose en effet à la vision globale du projet artistique brechtien qui consiste à utiliser le principe de la dialectique pour démontrer à la fois l’évolution des phénomènes sociaux et l’exploration des mécanismes de cette évolution.
Pourtant l’œuvre de Brecht repose amplement sur un vif intérêt porté aux documents, correspondant à l’enregistrement de temps et de lieux spécifiques : les textes sur lesquels la grande majorité de ses créations littéraires puisent leurs informations, les accessoires temporels dont la sélection par son épouse Hélène Weigel dans son travail de création est célébrée dans la dramaturgie de l’un de ses poèmes ; les découpes textuelles et picturales qui sont au cœur de son recueil de photogrammes et de poèmes intitulé L’ABC de la guerre. De plus, la pièce de théâtre Grand-peur et misère du IIIe Reich est qualifiée de « documentaire », tandis que Ventres glacés – le seul long-métrage que Brecht coréalise – contient de multiples séquences aux caractéristiques non-fictionnelles.
Étant donné son penchant pour la dialectique, Brecht serait sans doute ravi de la contradiction entre d’un côté l’affirmation de Jameson quant à sa position vis à vis de la photographie, et de l’autre l’idée selon laquelle le documentaire serait l’outil idéal au service de la méthode dialectique de la représentation cinématographique. Cependant, cette contradiction nécessite une synthèse.
Afin de réduire et d’appliquer au cinéma la question du documentaire comme un mode d’accès à l’intérieur de phénomènes perceptibles, je voudrais tout d’abord mentionner la distinction de Bill Nichols entre les documents perçus comme éléments factuels historiques et les documentaires comme « produits d’une intention persuasive et néanmoins poétique d’amener le public à voir et à agir différemment ». [2] Retraçant les points de convergence jusqu’ici négligés entre l’avant-garde moderniste et le film documentaire, Nichols démontre que le terme « documentaire » émerge dans le discours critique dans les années 1920, trois décennies après la production par les frères Lumière de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1896). Ces films partagent les caractéristiques de la photographie hypothétique de l’AEG que Brecht utilise pour illustrer les limites du « réalisme de surface » perçu comme le style naturaliste du médium, mais il leur manque deux éléments que Nichols considère primordiaux dans l’émergence du documentaire tel qu’il est compris aujourd’hui : l’utilisation d’une structure narrative chère à Hollywood et à ce type de cinéma, et la fragmentation moderniste. Le premier terme fait référence au modèle « équilibre – déséquilibre – équilibre ». Le dernier, selon la description de Nichols, se réfère au « collage, à l’abstraction, à la relativité, à l’anti-illusionnisme et au rejet global de la transparence de la représentation réaliste », un modèle qui fait appel à la défamiliarisation au sens de la Verfremdung de Brecht et de l’ostranenie de Viktor Shlovsky. [3]
Selon Bill Nichols, le genre documentaire est pris entre une esthétique liée à l’événement pro-filmique non stylisée (mettant l’emphase sur un temps et un espace automatiquement reproduits en corollaire) et l’esthétique du montage (où l’emphase s’appuie uniquement sur un espace et un temps filmique recréés par le cinéaste à travers le cadre et le montage). En identifiant la capacité du documentaire à réconcilier ces deux visions opposées telle que les artistes avant-gardistes des années 1920 se l’ont appropriée, Nichols considère la vision épique et documentaire du théâtre brechtien comme suffisamment large pour concilier les divers objectifs de ces mouvements. La pertinence de cet argument aujourd’hui se retrouve dans un essai publié en 2008 par l’universitaire Michael Chanan qui théorise les possibilités futures du genre [4]. Comme Nichols, Chanan s’appuie sur l’observation de Brecht sur les usines Krupp et AEG comme le point de départ d’une enquête destinée à démontrer comment le film documentaire peut exprimer ce qui n’est pas aisément conféré au médium et au genre résultant de ses propriétés physiques particulières ou de circonstances singulières. Chanan conclut que le seul modèle de l’image possible correspond à celui que poursuit Walter Benjamin dans Le Projet Arcade. Benjamin joue sur la reconnaissance de signes symboliques plutôt que sur la vision de ceux, iconiques et indiciels, dont tout film se réclame. Cela lui permet à la fois de souscrire aux réserves de Brecht quant à la représentation photographique et de s’appuyer sur ce que l’image montre et non raconte pour en faire la méthode constitutive du Projet Arcade.
Chanan adapte le concept de l’image dialectique au cinéma en le diversifiant tacitement : selon lui, l’image dialectique émerge à travers la juxtaposition avec les images qui l’entourent. À l’exception des rares cas où la relation dialectique existe au préalable parmi les éléments constitutifs de l’événement pro-filmique et est immédiatement reconnaissable, l’image dialectique du film documentaire est relationnelle : elle est définie autant par les éléments de l’image qui précède et s’ensuit que par son propre « contenu » et sa « forme ». [5]
L’essai de Michael Chanan s’intitule « Filmer l’invisible ». À travers l’exemple brechtien qu’il utilise, ce titre n’est pas aléatoire ou métaphysique : il est naturellement spécifique et matérialiste. Sa révélation est motivée par un intérêt dans les dichotomies de la réalité sociale et leurs résolutions. La capacité du documentaire à exister malgré ces dichotomies est cependant paradoxale. La raison d’être du documentaire a longtemps été le diagnostic des maladies sociales ou de la guerre. Mais filmer, par exemple, dans la zone de guerre syrienne et projeter le film dans un festival occidental mondain est problématique : cette contradiction doit être suspendue ou transcendée.
Constatant ce paradoxe, de nombreux documentaristes ont développé une approche réflexive, cherchant le moyen d’évoquer dans leurs films ce qu’impliquent les fissures entre le sujet de la représentation cinématographique et la représentation elle-même. Le premier documentaire réflexif majeur, L’homme à la caméra de Vertov (1929), détourne le genre alors populaire de la symphonie urbaine en décrivant un jour de la vie d’une ville qui n’existe pas en réalité, mais se construit par le montage d’images photographiées dans différents centres urbains d’Union Soviétique. À l’instar des films hollywoodiens d’hier et d’aujourd’hui, l’unité de temps implique dans L’homme à la caméra l’unité de l’espace filmique. Le mécanisme à l’œuvre est cependant démystifié par de fréquentes mentions du rôle médiateur de la cinématographie et du montage dans la construction de ce que Vertov nomme « la vie à l’improviste » à travers un arsenal de techniques qui placent au premier plan la différence entre les séquences directement issues du réel et celles qui sont modulées par le dispositif cinématographique : vitesse de défilement, double exposition, images figées, animation en stop-motion. En dessinant le portrait de la vie quotidienne en URSS, ces techniques dévoilent la singularité du nouveau pays socialiste. La structure narrative et le style du film se confondent afin de produire non pas l’impression d’une transparence telle que s’emploient à le faire les films hollywoodiens, mais une signification qui ne réside dans aucun des deux aspects formels de L’homme à la caméra. Le film déploie une réflexivité en relation à la dialectique, et peut donc être pleinement considéré comme brechtien.
En associant ce terme à des films comme L’homme à la caméra – antérieur au concept de théâtre épique/dialectique de Brecht – j’en souligne l’essence au niveau des idées, plutôt qu’aux niveaux biographique et historique. Cela signifie que l’affiliation d’un film documentaire au projet brechtien n’a pas besoin d’être symboliquement exprimée pour être reconnaissable et justifiée. Par analogie, une pièce de théâtre n’a pas besoin de revendiquer son affiliation à la Poétique d’Aristote pour être considérée comme représentative du concept dramatique énoncé dans le traité.
Brecht a déployé un éventail de stratégies visant à mettre l’accent sur la construction de ses œuvres et à diriger l’attention du spectateur sur son rôle pour déterminer le sens à la fois de ces œuvres et au-delà de leurs frontières, ce qu’on appelle communément « le réel » : la séparation des éléments, du montage et des techniques associées à ces deux principes en constitue l’un des exemples. En interrogeant le « comment » de l’œuvre, sa démarche attire l’attention dans les années 1960 et la décennie suivante, notamment auprès de Roland Barthes et des adeptes du discours sémiotique, en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, où les études sur le cinéma ont jusqu’à récemment été dominées par une pensée combinant des approches sémiotiques, marxistes et psychanalytiques.
La réflexivité est devenue l’une des caractéristiques essentielles de l’art brechtien et les signes qui en sont la matérialité au premier plan considérés comme une expression du politique telle que Brecht la concevait. Dana Polan fut la première à critiquer que cela se faisait souvent au détriment du sujet : en 1974, elle publia un article qui ridiculisait le discours contemporain des « politiques du signe » en développant le processus réflexif d’un dessin animé de Daffy Duck qui – cela va de soi – ne partageait en rien les problématiques soulevées dans Mère Courage ou La Vie de Galilée [6]. Au cœur de la critique de ces auteurs, l’idée que la notion de réflexivité est politiquement futile ou intellectuellement redondante, qu’elle dissimule une tautologie. Pour prolonger le raisonnement derrière cette critique, l’œuvre d’art, en dévoilant sa construction, le fait parfois aux dépens de vérités importantes indépendantes de son identité.
La critique documentaire a porté une attention très grande à la capacité de la réflexivité à soutenir l’objectif politique du réalisme brechtien. Depuis les années 1970, Bill Nichols, Jay Ruby et Annette Weiner ont célébré la réflexivité comme la stratégie formelle idéale pour problématiser la relation entre la représentation cinématographique et son référent. Ruby écrit notamment qu’« être réflexif implique de structurer un produit de telle manière que le public accepte que le producteur, le processus de fabrication et le produit forment un tout cohérent », afin qu’« il soit conscient de ces relations » et « réalise la nécessité de cette connaissance ». [7] Le résultat espéré de ce processus réceptif est alors comparable à la vision que Brecht a développé au sujet de son théâtre épique/dialectique : un spectateur qui « se place à distance et l’étudie », se forgeant ainsi une « vision du monde ». [8] En 2007, Charlotte Govaert se demande si la réflexivité garantit cet effet positif sur le spectateur. [9] Au cœur des travaux critiques sur la réception des films, ceux de Noël Carroll ou d’autres qui dans les années 1980 et 1990 ont articulé leurs critiques sur le règne de ce paradigme psycho-sémiotique, les réponses à cette question furent clairement négatives.
En effet, il serait difficile de prouver la valeur de la réflexivité seule pour produire une distanciation au sens politique si on la réduit à un ensemble de techniques reproductibles. Peut-être qu’en 1959 dans À bout de souffle (Jean-Luc Godard), les faux raccords et les adresses à la caméra ont pu créer une distanciation chez le spectateur, mais lorsqu’en 1964 Richard Lester les utilise dans A Hard Day’s Night, ces techniques s’étaient déjà bien installées dans les conventions artistiques du jeune cinéma européen. En ce sens, les techniques réflexives, en fiction comme en documentaire, sont similaires à celles utilisées par le dramaturge Brecht et plus tard par ses multiples disciples. Ce qui continue à rendre effectif les concepts esthétiques de Brecht est le soin qu’il apporte non aux techniques spécifiques comme l’utilisation du demi rideau, de l’éclairage ouvert, ou encore des placards, mais au concept plus général et solide de dialectique. C’est là que je trouve, suivant en cela la logique de Brecht, Benjamin et Chanan, un prérequis du documentaire brechtien. Dans cette perspective, les outils de la réflexivité sont utilisés non pas pour focaliser l’attention sur la manière dont le cinéaste estime « nécessaire de révéler pour que le public puisse saisir à la fois le processus employé et le produit qui en résulte car cette révélation est elle-même téléologique » comme l’écrit Ruby, mais pour élargir le sens au-delà de l’objet premier de la représentation, et d’attirer l’attention sur l’aspect politique de leur existence (au sens de polis, soit un corps de citoyens). En adoptant une métaphore, le documentaire brechtien n’agit pas comme le magicien qui surprend le spectateur en coupant en deux son assistant avant de le rabibocher en expliquant comment il l’a fait. Le documentaire brechtien œuvre comme un magicien qui poursuit l’analogie entre la femme se repliant à l’intérieur de la boîte et la nécessité de partager un appartement avec les artistes du cirque afin de joindre les deux bouts. Plus précisément, le documentaire brechtien honore le mandat que Brecht, Benjamin et Chanan considèrent inatteignable par l’image photographique.
Je souhaite maintenant affiner cette stratégie en reprenant ce que Bruno Latour nomme infra-réflexivité et, par contraste, la méta-réflexivité. Selon Latour, la méta-réflexivité « se base sur l’idée que l’effet le plus délétère d’un texte est d’amener naïvement le lecteur à confondre le référentiel et le référent ». [10] Latour rejette l’idée que la réflexivité puisse contrebalancer cet effet comme « un ensemble très naïf de croyances ancré dans les croyances naïves des lecteurs », et l’éclaire en prônant la référence à l’auteur comme un paravent à cette confusion. Il évoque notamment le travail de Steve Woolgar portant sur la réflexivité en ethnographie. « Lorsque Woolgar, dans un article consacré à un ouvrage sur l’observation des observateurs, montre une photographie de lui-même en train d’écrire la légende d’une photographie d’un indigène », écrit Latour, « il tend à suggérer que sa démarche réflexive se situe bien au-delà d’une photographie "naïve" et "élémentaire". En sémiotique, il n’a pas bougé d’un pouce ; les deux photographies, côte à côte, montrent deux choses différentes. » Dans la terminologie de la dialectique, les éléments cités par Latour ne transcendent pas le sens à déduire de ces deux images : l’ensemble n’est pas plus important que la somme de ses parties.
Alors que l’objet de la méta-réflexivité invite les lecteurs à ne pas croire un texte, l’infra-réflexivité « abolit l’attirail des précautions méthodologiques » et « [propose] le monde vécu » comme alternative. Latour souligne qu’aujourd’hui, alors que la réflexivité est devenue une norme de la représentation, son processus peut opérer comme un « dispositif négatif », selon le terme de Yuri Lotman : un texte qui déjoue intentionnellement les attentes tissées par la combinaison de ses propriétés formelles et par les circonstances de sa réception telles qu’elles ont été envisagées par le producteur du texte.
Cette logique éclaire le manque de conviction de Latour à propos de la rencontre entre les déconstructionnistes post-modernes et les Évangélistes. Il loue ainsi les lacunes narratives des livres bibliques tels que L’Évangile selon Saint-Marc qui, selon lui, empêchent d’ordonner les événements selon de simples causalités, obligeant le lecteur à devenir l’auteur, le commentateur ou le prédicateur d’un autre texte transformé, traduit, embelli qui s’ajoute à la chaine ininterrompue des commentaires. D’ailleurs, si la Bible était le livre favori de Brecht, n’était-ce pas en raison de la nature contradictoire de sa dialectique ?
L’universitaire latino-américaine Joanna Page a appliqué la pensée de Latour sur la réflexivité au documentaire. En s’appuyant sur les travaux du cinéaste, théoricien et ethnographe David MacDougall, elle montre que le spectateur n’a plus besoin qu’on lui rappelle qu’une image est construite, et que « la retenue personnelle d’un auteur illustre en fait sa confiance dans la reconnaissance de ce fait par le spectateur, ou raconte l’attention particulière portée au sujet » [11] David MacDougall préconise la transition vers un cinéma intertextuel qui permet aux films d’être « le réceptacle de plusieurs points de vue qui échangent et se confrontent », reflétant ainsi une nouvelle approche des sociétés comme infiltrées entièrement « par des forces extérieures et historiques ». Mutatis mutandis, ce dernier commentaire rappelle le concept brechtien de Historisierung.
Je voudrais à présent tourner mon attention, du « pourquoi » du documentaire infra-réflexif et spécifiquement brechtien, vers le « comment » – en prenant pour exemple The Act of Killing de Joshua Oppenheimer (2012). Situé en Indonésie, The Act of Killing se concentre sur un groupe de bourreaux paramilitaires qui participèrent à la purge anti-communiste entre 1965 et 1966. Entre un demi-million et deux millions de personnes furent massacrées durant la répression. Le film est profondément dérangeant, non seulement en raison de son sujet, mais également par son refus d’établir une distinction claire entre réalité et imaginaire/fantasme – une stratégie analogue à celle que Latour décrit pour qu’un texte évite de ne pas être compris par ses lecteurs. The Act of Killing comprend des scènes reconstituant les événements historiques, conçues selon les détails fournis par les anciens bourreaux, et des enregistrements de la vie quotidienne des personnages. Il juxtapose des reconstitutions d’événements historiques, reproduite selon les détails donnés par les bourreaux, et des scènes issues de leur quotidien, comme aller à la pêche ou postuler pour un mandat politique local. Ce postulat formel invite aussi à une importante méta-réflexivité. Tout au long de la durée du film, nous voyons le casting, les répétitions, les tournages des séquences de massacres, rejouées et commentées par les tueurs, et parfois à nouveau filmées sans que l’objectif de la scène ne soit révélé. Leur finalité n’est-elle pas, plutôt que d’approcher l’essence de l’acte de tuer en capturant le rapport que les personnages entretiennent avec lui, de conjurer cette essence en rendant indiscernable la position des personnages à l’égard de ses actes aux yeux du spectateur comme d’eux-mêmes ? La reconstitution incarnerait dès lors ce mécanisme défensif qui, s’apparenterait dès lors à un mécanisme défensif qui, à la lumière du silence médiatique qui entoure encore le génocide, pourrait s’appliquer autant aux esprits des bourreaux qu’à l’esprit collectif des nations impliquées dans le génocide – l’Indonésie, les États-Unis et le Royaume-Uni.
Le sujet comme producteur dans The Act of Killing, Joshua Oppenheimer, 2012 © Final Cut for Real
Avant leur promotion dans les rangs paramilitaires au moment où Suharto renversait le pouvoir, les personnages principaux travaillaient comme vendeurs de tickets de cinéma au marché noir. Le film met l’accent sur leur proximité avec le cinéma et sur la manière dont le médium a pu inspirer leurs crimes. Anwar Condo, le personnage qui apparaît le plus à l’écran, raconte comment il « performait » les exécutions selon les films qu’il voyait au cinéma. Un film d’Elvis, se rappelle-t-il, lui permettait de « tuer dans la bonne humeur ». Les scènes de reconstitution sont souvent rejouées selon les codes et les conventions du genre favori de chacun d’eux. La lumière des films noirs, les décors typiques du western, le maquillage des films d’horreur se succèdent dans un schéma qui rend littéral le déplacement freudien : le conflit impossible à résoudre dans son contexte initial a plus de chance de l’être lorsqu’il est déplacé dans une nouvelle situation.
L'iconographie de l'horreur dans The Act of Killing, Joshua Oppenheimer, 2012 © Final Cut for Real
Cette même fonction, à la fois psychologique pour les personnages et formelle pour le film, ressurgit dans les débats récurrents des tueurs sur la précision du langage à adopter pour décrire leurs actes. Par exemple, cet échange entre deux tueurs sur le lieu d’une reconstitution :
- « Bon, les Communistes n'étaient pas plus cruels que nous. Nous étions les plus cruels.
- Non, être cruel ne veut pas dire être sadique.
- Non, tu as raison, ce sont des synonymes.
- Tu joues avec les mots. »
L’inscription « apathique » sur le T-shirt d’Adi, un ami d’Anwar qui ne montre aucun remord vis-à-vis de ses crimes, nous renseigne sur le personnage à son insu. Elle thématise le fossé entre le signifiant verbal et le signifié pictural à la manière du fameux tableau de René Magritte, La Trahison des images : « Ceci n’est pas une pipe » reconnaît « honnêtement » l’artifice de l’objet représenté dans le tableau, et « de manière trompeuse » il concède que les mots et les images partagent le même statut ontologique. À l’instar de la peinture, la réflexivité de The Act of Killing rend impossible la division traditionnelle entre le sujet et la forme : les dispositifs, reconnus par certains commentateurs comme Jay Ruby pour leur capacité à aider le spectateur à reconnaître l’artifice d’un film, constituent le sujet même de ce documentaire. Cela implique également une fonction herméneutique si l’on considère le sujet historique du film : puisque les personnages eux-mêmes envisagent leur histoire personnelle et l’histoire nationale comme un simple agencement de signes qu’il serait possible de réaménager à sa guise, les faits réels et leur représentation fantasmée s’entremêlent et se confondent. Au fur et à mesure, les reconstitutions s’éloignent des faits réels qu’elles sont censées représenter. Alors que la première montre les tueurs en train de brûler un supposé repaire de communistes, dans l’une des dernières séquences Anwar joue le rôle d’une victime. Dans la dernière séquence, rejouée sur un mode fantastique, les victimes d’Anwar le remercient et le décorent pour avoir envoyé leurs âmes au ciel : elle finit de révéler le but psychologique de la reconstitution des massacres pour les tueurs, à savoir leur justification.
Dans un documentaire ordinaire, les tueries auraient reçu un traitement ostensiblement respectueux, attentif en cela à honorer les victimes. Le film d’Oppenheimer, à rebours, est un florilège de mauvais goût : la dernière scène décrite est jouée sur fond d’une chute d’eau que l’on croirait destinée à un décor mural kitsch ; d’autres scènes sont imprégnées des haut le cœur d’Anwar et de son comparse Herman, l’un et l’autre se poussant à des actes de cannibalisme. Ce choix stylistique rappelle tout d’abord le corpus de documentaires le plus suspect, esthétiquement et éthiquement, de toute l’histoire du cinéma : le genre mondo, caractérisé dans les années 1960 et après par des collages d’objets exotiques populaires. Mais le film dépasse les effets choquants et superficiels du mondo afin de produire des effets infra-réflexifs tels que Latour les entend. En particulier lorsqu’il s’attache au corps des personnages. Ces excès stylistiques suscitent chez le spectateur un mélange d’horreur et de second degré, dont la combinaison improbable ramène au sens du titre « l’acte de tuer ». Tout d’abord, cela amène à penser que pour être capable d’avouer d’une telle manière le meurtre de mille personnes, comme le fait Anwar dans le film, exige de réduire ses victimes à leur chair, à leur matière brute. Cette déduction est confirmée par plusieurs scènes qui bousculent notre vision des tueurs comme des monstres unidimensionnels, comme par exemple lorsqu’Anwar s’occupe avec amour d’un caneton blessé, ou lorsque Herman conseille avec douceur sa fille sur la manière de réagir aux échecs de la vie. En mettant en avant cette contradiction a priori irréconciliable, le film complexifie notre positionnement émotionnel face aux bourreaux, invitant plutôt à adopter une approche distanciée et froide, caractéristique de Brecht.
La banalité du mal dans The Act of Killing, Joshua Oppenheimer, 2012 © Final Cut for Real
Ce sont les techniques principales qu’adopte le film pour réconcilier le réalisme factuel du documentaire avec l’aspiration de donner à ses signes indiciels la complexité des symboles. Ces procédés s’inscrivent dans la vision de Chanan, selon laquelle le montage charge chaque plan de l’image dialectique chère à Benjamin – « l’apparence figurative de la dialectique et la loi de la dialectique à l’arrêt ». Chanan s’appuie sans surprises sur les cinéastes soviétiques des années 1920, tels qu’Eisenstein, Poudovkine et Vertov, pour le démontrer. La conception du montage dans The Act est plus large, et peut se rapprocher de l’idée de construction développée par Brecht dans ses Notes sur Mahagonny et d’autres textes. Dans le contexte du film, cela crée du sens à travers à la fois le montage – par la juxtaposition de scènes où Anwar respectivement manque ou fait preuve d’empathie – et par une mise en scène tapageuse – comme dans cette reconstitution fantastique où surgit un monstre digne d’un film d’horreur.
J’ai démontré en quoi The Act of Killing propose une réflexivité d’ordre dialectique et comment, au vu du point de vue politique développé dans le film, il peut être comparé au projet esthétique de Brecht. Beaucoup de critiques l’ont reconnu. Christine Mayor lie par exemple les moments réflexifs du film aux techniques d’aliénation brechtiennes afin de mettre en valeur la nature performative de l’histoire, tandis que Sara Kendall considère que le film s’appuie sur « l’intérêt de Brecht d’exposer les dessous de la structure sociale et politique ».
Malgré sa réussite esthétique et son succès critique, le documentaire d’Oppenheimer n’est pas le seul film à reconnaître les limites de la représentation photographique et qui cherche à connoter leurs images par le moyen du montage. Les œuvres de cinéastes tels que Errol Morris aux États-Unis, d’Eduardo Coutinho au Brésil ou encore de Harun Farocki en Allemagne démontrent la pertinence des concepts brechtiens, reconnus ou non comme tels, dans le cinéma documentaire contemporain.
Nenad Jovanovic
Cet article a été publié dans la revue TRAVERSES #1 - Formes politiques, politique des formes.
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Notes :
[1] Fredric Jameson, Brecht and Method, London and New York, Verso, 1998
[2] Bill Nichols, « Documentary Film and the Avant-Garde », Critical Inquiry, Vol. 27, No. 4, Summer 2001, p. 587
[3] Bill Nichols, op. cit, p. 593
[4] Michael Chanan, « Filming the invisible - Rethinking Documentary : New Perspectives, New Practices », Ed. Thomas Austin and Wilma de Jong, Maidenhead and Berkshire : Open University Press, 2009
[5] Michael Chanan, op. cit, p. 129
[6] Dana Polan, “Brecht and the Politics of Self-Reflexive Cinema” Jump Cut 17 (1974), pp. 29-32
[7] Jay Ruby, “The Image Mirrored : Reflexivity and the Documentary Film”, Journal of the University Film Association, Vol. 29, No. 4, The Documentary Impulse : current issues (Automne 1977), pp. 3-11
[8] Bertolt Brecht, Brecht on Theatre. Ed. John Willett. London: Methuen, 1964
[9] Charlotte Govaert, Studies in Documentary Film Vol. 1 No. 3 (2007), pp. 245-263
[10] Bruno Latour, “The Politics of Explanation ; An Alternative ”, Knowledge and Reflexivity: New Frontiers in the Sociology of Knowledge, Ed. Steve Woolgar. London: Sage, 1988, pp.155-177
[11] Joanna Page, “Ethnographic Encounters and Interculturalism : New Modes of Reflexivity in Contemporary Documentaries from Argentina.” Latin American Documentary Film In the New Millenium. Ed. Michael J. Lazzara and Maria Guadalupe Arenillas, New York: Palgrave, 2015, pp. 135-153