Cinéma de la vivance - Images à chercher, s’efforcer, à faire, à panser, à penser, toujours
- Caroline Parietti & Cyprien Ponson
(Jadis)
Sur un bateau, au large d’une île paradisiaque au
revers (ô, delà de l’image) de l’enfer – geôle
politique, quelque chose s’évidence : donner
désormais toute sa force vers la terre.
(Puis)
Dans les rues, les cris
L’amarrée des saisons
Mémoire voyageuse
Chercher le cinéma
Le film érupte du coeur (de la forêt)
Avant le film, il n’y avait rien, c’est-à-dire qu’il y avait tout. Être ce que l’on suit. La forêt était pleine, elle se faisait & défaisait au rythme des moussons, migrations ou gestes d’ampleur animale donc humaine. La ponction est historique, de même cueillir la mémoire pour lui permettre de repousser. Or, de l’or & des matières, l’ivresse vorace droguée des techniques dilatées a accéléré la récolte : de blessure est devenue béance, arrachement, dislocation. Bris possible de la mosaïque ; pour quel chaos jamais vécu encore ? Amuïssement – le devenir muet – du chant des forêts si nos corps conjugués n’arrêtent pas les machines forcenées s’acharnant sur la chair feuillesboisbranchesécorcestroncs. Névrose de cellulose.
(Puis II)
Quelque part dans les pays cachés des forêts
tropicales il paraît que des gens résistent
ardemment pour préserver leurs territoires &
par là même leurs existences.
Cette lutte oppose-t-elle simplement des
habitants & des compagnies de déboisement,
est-elle plus compliquée parfois ?
Nous partons par solidarité préexistante :
comment se bat-on ailleurs pour tracer ses
chemins de vie ?
Cela a lieu en pays penan, dans l’île Bornéo.
Nous nous y rendons.
Ainsi sont ces images.
Ce texte surgit à rebours au film né de cette
rencontre & de son prolongement infini dans
nos esprits, en nos vies. Au présent souvenir.
Sous le pommier de l’enfance,
quand l’écrire recommence,
se voile le ciel.
le papier décoloré sous ton doigt était un
livre un arbre était clairière une ligne de
lignes de la forêt était en lui compris la
matière première des mots et d’objets de
l’entour
avec les yeux de chaque pore tu regardes l’image
s’ouvrir jaillir surgir vibrer dans le mouvement
de ton corps qui s’encadre à lui le lieu l’envers
devant / écoute écoute écoute l’image accouche
en toi explose expose en silence hurlant se
dépose dans ton estomac – calme-toi, marche un
peu, remonte le versant, en haut là-bas tu
pourras boire et te reposer, tranquillement,
digérer ton regard
Là-bas / vers 3°57'45.6"N 115°13'05.1"E / rouler routes piste poussière vers les verts viscères au travers du labyrinthe palmé & plus loin encore océan d’arbres à l’encolline de cet espace immense, loin mais toujours part des sociétés prédatrices, à l’envers des regards il y a l’endroit du film.
Étape de recherche d’affiche, Léonard Thoyer & Emmanuelle Tornero
Les jambes sont arbres de nos corps, un tibia devient bois. En penan la couleur marung dit bleu & vert, pourquoi diviser l’indivisible, changement entre le jour & la nuit de la grande forêt. Devant nous marchent-racontent celles, ceux qui s’y réveillent & s’y endorment depuis longtemps. La pensée parlée envisage celle de la vibrante architexture environnante. Ce que nous voyons là-bas dépasse le cadre, ciel secret, tout arbre sans fin débordant nos yeux, chaque mot ouvrant une clarté inédite dans la mixture de nos bouches ignorantes. Lem kenin ké’, en mon cœur = je pense. Le mot est papille de langues – maintenant la langue s’assouplit, d’humus s’emplit. Il y a des sangsues collées à toutes nos dents, une lie de terre rouge aux plis des rétines.
Le film est donc l’espace de rencontre entre les images de la forêt, & nos corps qui cherchent des images, mais aussi, surtout, avec les êtres qui vivent ces images & craignent leur disparition. Peut-être : imager pour conjurer la perte ?
Il n’y a pas de réponse, non, il n’y a que ce qu’il se passe, ce qu’il s’est passé ici. Il n’y a que ce qu’il reste. Maintenant. Mots enterrés, images toujours. Pour les habitants demeurant à l’ombre des grands arbres, la saisie du film, parmi d’autres actes de leur part, émerge aussi d’une urgence, d’une possibilité mortifère : l’annihilation de l’ombre & des ombres. Contre-imager pour engrainer d’autres scènes ? Renverser certains regards, certaines fatalités ? Quand nous sommes là, avec notre corps-caméra, est-ce qu’il se passe une écriture en miroir ? Nous partons filmer quelque chose, le basculement d’une vie nomade par la construction d’une maison, nous y trouvons la destruction d’un foyer, le refus de l’arrachement d’un bout du monde, la réalité de cette disparition mais aussi la réalité d’une présence pleine, en actes, celle d’une mémoire agissante, celle d’une lutte quotidienne toujours à l’épreuve d’elle-même – toujours en repousse, comme la langue, langue d’un peuple, langue d’une terre. Nous disons nous sommes avec vous, d’autres répondent oui c’est bien, mais le pacte s’écrit vraiment parce qu’il y a en route déviation du chemin prévu : n’existent les images que parce qu’elles se constituent par ce passage perdu.
En forêt penan, les pieds-corps dans la terre du Sarawak, dont la peau fut bradée aux plus offrants, pays pris dans la grande Bornéo, l’île aux oiseaux devins & aux ruisseaux bavards, royaume forestier des royaumes maritimes, cisaillée de frontières coloniales, bientôt île capitale - île toujours, île aux plantes infinies, île replantée en lignes. À son verso mis à nu guette l’entropie de l’âme : les forêts sont le commencement de nos vies. Ensuite, ensuite, que devenons-nous ?
Faire des nous
Donc nous sommes partis là-bas, il y avait ce que nous pensions être : êtres habités de certitudes & d’inquiétudes. Là-bas s’y sont entrelacées celles d’autres êtres. Amé penan, nous les Penan. Dans la forêt nous les avons suivis, crus.
Parvenir au film c’était chercher à tâtons la grammaire, la nôtre, celle de cette liaison temporaire dans un lieu ouvert vécue par les corps attentifs, bonjour nous aimerions vous filmer, tomber par terre, se relever, écouter mieux, écouter sans comprendre mais sentant, sentir l’émotion, le secret du mot incompris & le comprendre malgré tout. Quand les yeux se regardent vraiment alors autrement apparaissent les corps dans l’image. À un moment donné, même, la matière de la rencontre surgit & si la caméra est là, cette substance peut se filmer. On dit les instants magiques. Il y a quelque chose. On sent la puissance : quelqu’un chasse, quelqu’un le filme, la forêt soudain est là. Quelqu’un chante, quelqu’un conte, quelqu’un prête l’oreille, tourne le cercle, qui écoute une histoire forme société avec qui la raconte. [1] Le récit balbutie, s’ouvre le récit, entre les troncs, entre dans le tronc du corps.
Au travers des rires, des préoccupations partagées, du temps quotidien, sous la canopée ligne de rencontre de la noue – l'intersection de deux versants d'une toiture, le S du nous qui se meut, serpent quotidien intime ou commun, en terres parcourues s’étend, se croise avec la ligne d’autres serpents, lignes en pentes raides inversement croisées : x. Alors, comme l’arbre aux lignes de fuite mêlées à celle de l’entour, enliané à l’infini, le nous devient noux. Nos nous se nouent & par le film – l’attention spectatrice – s’enlacent (peut-être) à d’autres nous encore.
Si le monde se défait, le langage trébuche. Brèche pour y glisser de nouveaux sens, jeux, liens ? Lianes. Lianes de noux. Espérance que par l’implosion explosive des mondes ni murs inhumains ni mots morts ne tiendront – pulsation des pronoms. En penan, la troisième personne du singulier n’a qu’une occurrence, la première personne collective en a six. Espérance que noux soyons capables de cela : l’ouverture de nos pensées ruisselantes, l’apex de nos forces & de nos langues, la rencontre procréatrice de nos images.
À chaque aube, un chapitre. Soleil au soir. Dans l’immense entre-deux : tout,
dévoration vorace
de l’histoire. Tous les temps sont mêlés, tous les peuples et les mots. Ne
s’arrêter à rien, se tenir
à tout. Vers l’Océan, dehors alternativement très froid et trop chaud, mon œil
recommence à
gonfler. Claque la vague en lui.
Image [2] :
reproduction inversée d’un objet renvoyé par une surface réfléchissante,
représentation mentale ?
Entre le corps et la langue, un peu de sel ricoche dans le regard.
Cinéma documentaire, cinéma élémentaire.
Langue des images
Comme l’eau, l’image est d’abord brute & vive, si bouillie rendue digestible : ba’ murip, l’eau-vie coule dehors, ondule à l’air & s’engouffre en terre, ruisselle par les fissures du monde, ruisseau, rivières, torrents ; ba’ matai, l’eau-mort, celle que la main humaine met sur le feu pour la laver de ses germes & pouvoir la boire ; par ce geste, rester en vie.
Boire l’image, absorber son flux.
Germe - état premier, rudimentaire, par lequel passe tout être (vivant).
Futur conditionnel : si l’image n’était pas bouillie, mourrions-noux ? Assassine ou asthénique, elle ne l’est qu’en terres toxiques. Rappelle-toi la source à laquelle, les mains en coupe, posture d’accueil, tu buvais dans les clairières sacrées de ton enfance... Souviens-toi du goût de l’eau – écoute le rocher répondre... Maintenant on dit que même les gens de l’Amont des Rivières sont touchés par la chimie abîmante.
Abîmer, chute - Tomber, s'écrouler au fond d'une cavité, d'un creux de l'espace terrestre, marin, cosmique, de manière à disparaître momentanément ou définitivement.
Abîmer, force agissante – Chose. Dégrader en rendant méconnaissable, ou inutilisable, ou en mettant dans un état voisin de la destruction ; Personne. Priver quelqu'un de sa vitalité par une torture mortelle, accabler profondément.
Grotte insondable des entrailles terrestres, l’obscur où se faufilent les bras mécaniques des machines monstrueuses, où l’on projette d’aller coloniser les mondes subocéaniques, où sommeille mémoire - l’abîme est abîmé. S’il noux faut revenir sur terre, reprendre nos esprits, alors il noux faut soigner, considérer l’abîme.
Si le cinéma est faire parler la terre [3], oui, OUI !, alors : comment d’abord tendre l’oreille ?
Apprendre à voir (avec) ses mots ?
Ex-trac-ti-visme... ce mot-là (traduction du terme brésilien extrativismo) se réfère à la pratique de la cueillette des produits de la forêt par les communautés amazoniennes (…) Le terme «extractivisme » caractérise un stade superlatif, obsessionnel, « addictif » voire idéologique de l’activité d’extraction. [4] Prendre des images, sans les laisser repousser, quelle taille de matières est-ce là ? Faire des images à s’y perdre, inondation. Corps sensible ne pourra pas tout ingérer. Laisser du répit, le voile flotter, l’ombre exister dans le viscère rouge en forme de cône renversé. [TLFI, cœur] Chaque pierre que vous déterrez, c’est une bataille différente. [5] Chaque image compte.
L’étape de l’extraction conditionne matériellement toutes les étapes suivantes. [6] Quand nous avons travaillé les images recueillies – extractivisme esthétique ? – rebondissant, gluants, tous les mots penan se sont infiltrés en nous. Voyages entre les langues, miroir déformant. Et les mots très doucement se sont installés dans les images. Oyez, ils sont vivants, écoutez ! Mot à mot ils parlent, dévoilent. Il y a des secrets dans les mondes discrets – le film, notre montagne, château d’arbres voilé, vous ouvre sa barbacane.
Partout se joue un espoir de passation mémorielle, celui
de l’amas
d’expériences, illusoire si elles restent stériles à elles-
mêmes.
Le film dure 1h25 d’images, c’est la rencontre avec des gens qui se racontent, s’engagent physiquement pour leur terre, luttent pour leurs conditions d’exister, il se veut immersion dans la forêt, en sa pensée. Parler du film aux gens en amont, c’est difficile, comment le dire ? Si l’œil de l’en-face ne le regarde pas, comment parler ? Nous n’avons pas les mots. Seules les images discutent - c’est avec elles qu’il faut échanger, faire parler ses propres images. Nous, nous ne faisons qu’ouvrir la porte de la possible rencontre.
Every image is a mask [7] ; les images s’enmasquent, s’encordent en noux, en nœuds. Intimes fibres.
Corps accordés aux pensées. Des parois de nos imaginations, pouvoir bouger les lignes du possible, vers le
meilleur comme vers le pire. Geste transformatif de la main secrète. L’esprit, au moins humain, a cette
capacité-là, de permettre aux atrocités d’être ingérées. Parois mouvantes.
Nous faut-il agir sur cette élasticité ?
Mais comment ? Comment contacter cette peau cachée ?
Des parties de cette membrane, tant mises à contribution, sont devenues en quelques endroits très lâches.
D’autres morceaux, à peine vécus (touchés?), s’assouplissent, voire se nécrosent ou se rigidifient.
Ce sont ces zones à retrouver.
Ce n’est pas un fracas de la mémoire, non : nous avons abîmé nos enveloppes.
Couches, protection de la brûlure,
or des béances laissant passer quelques escarbilles ?
L’animal : inconnu. Dans la lumière crue, l’œil qui voit tout ne sait pas.
Par les yeux, le cinéma - voile (transparent), dévoile ?
Force à mettre dans la création d’un voile permanent ou en sa désagrégation ?
Mais si la démence des éléments déjà agite les âmes, que faire alors.
Forêt démontée, yeux fiévreux – cataplasmes de cendres.
Comment regarder, regarder le regard ? Dévoile le voile.
Le soleil direct brûlera ton œil.
Nébuleux, l’animal ?
Constitués d’îles infimes, noux sommes marcheurs, marcheuses de ces espaces infinis, à la cueille de leurs dépôts. Au bout du doigt qui touche, touche cette peau-là. Dans la circulation des images qui opère entre les corps entre les écrans entre les machines entre les vies se construisent nos morts aussi. On dirait qu’un corps qui agit se fait miroir alors, que si toujours la destruction opère – à grande, petite échelle, à celle du destin ou à dessein – aussi opèrent nos visions. Conjurer le sort c’est vomir l’inimaginable, la vie mutilée, dépasser l’effroi de la mauvaise mort, invoquer la possibilité de marcher vers sa mort à son propre rythme – par la vie, non sans elle. Invoquer une vie sur Terre honorable. Au sacrifice des corps de personne, jamais, nulle part, partout. En pays penan, ce qui s’est joué dans cet espoir a été de croire ensemble qu’imaginer un film pouvait faire à tenir une terre en vie, fertile, & ses êtres vivants, avec elle, dans un toujours épais. Pour nous, faire un film, s’il est une promesse fragile, reste tourné vers cette espérance. Voilà l’engagement, l’exorcisme.
« Faire forêt »
Après le retour de Bornéo, nous avons habité les images nous habitant elles-mêmes. Habiter le film était la maison, nos jours & nos nuits. En cette économie-là, emmenant de logis en logis le sac du film, sous les crêtes des pays perdus (bon mot manouche) & dans les arrière-pampas de France – il nous semble plus aisé de se projeter en terres jardinables – au fil brodé des petits mondes épars indomptables, à la grâce sans gloire des solidarités précieuses & nombreuses de gens pour qui tout acte n’est pas fatalement monnayable, nous avons pu continuer à faire le film à chacune de ses nécessités : trier, transcrire, traduire, écrire, dormir, manger, monter, démonter, répéter, encore, encore, remonter, sonoriser, légender, coloriser. En rêver à tout instant, ne le dire jamais. Sommeils, semaines, saisons. Petites mains & grands cœurs, petites nuits & grands travaux. Vie clandestine des fourmis dans leurs galeries où l’on ripaille heureux des trouvailles tirées sous le soleil. La seule entreprise désirable pour nous fut l’association artisane ; celle qui fait avec la pulpe de chaque doigt & repose sur le collectif malgré tout – tout cela, important, autant éreintant qu’exaltant, qui continue de donner envie de faire la vie, nos vies, récits, repas, recoins, ensemble. Tout a pris son tempo. Au travers il s’est passé quelques années de bouillonnement des images & de la langue en nous. Corps tendus vers l’éclosion, corps sillonnés & sillonnant de lieux humides, concentrés à écouter la langue-forêt. Semaines, semailles, saisons. Ensuite, le film était là, enfin, résonnant d’insectes, traversé de paroles vraies.
Rouler routes piste poussière vers les entrailles des labyrinthes croisés océan d’histoires d’objets de peines d’images accumulées. Stupeur : stridulations oubliées. Existence espérée, paroles végétales, philosophie organique – la pensée nomade défend sa condition de surgissement. Nous avons été emportés dans notre propre vent. Rouler les pays, dérouter l’ennemi. L’amie renarde, monteuse d’images, commentant nos tours & détours avec le film, dit vous faites forêt. Oui il faut faire forêt, sortir les images partout où cela est possible, où l’attention se prête & l’œireille avec. Oui, faire couler les voix porteuses d’images vivifiantes dans le fracas bruyant destructeur des sociétés animées d’économies minérales - aux veines fossiles (trésors), fouillées.
Imagine que tous tes viscères soient mis à nu, corps percé par le choc. Imagine que brûle la montagne sans avoir le temps de reprendre son souffle. Imagine que l’on te vole ton enfance, ta vivance.
Imagine que l’image n’est pas cela, pas l’ahurissant effort d’extraction de matières. Image menteuse. Toujours pulsation. Les paysages que nous rencontrons font des singeries dans nos rétines. Derrière le rideau, delta du bitume, la beauté – cri de la vie ?
Que venga patz, que venga guèrra
Semeni, ieu, l’èrba d’agram... [8]
Cinéma de la vivance
La mort faisait la roue, déployant le feu d’artifice glacial de tous ces yeux ouverts sur l’envers du monde, sur le paysage infernal. [9]
Nous imaginons que le cinéma devrait être vivant; nous l’espérons. La vivance comme dépassement de l’horreur. Vivre malgré la mort. Aussi la vivance, vivification des existences, comme possible expansion. Magie alacrite - ressaisir les mots : alacrité, vivacité - à chercher les images qui font de belles ombres, comme le dit Jalung en exergue du film. Par les ruines, terres qui roulent, pierres qui savent, corps en corps, la vie coule. Si noux écoutons vraiment, est-ce que les images invincibles vont se souvenir de noux ? S’ouvrir à noux ?
la subversion / la durée / fixer son regard
Le cinéma de la vivance, tel que nous le formulons au présent actuel, traduit cette recherche. Il serait cinéma animé, animal par ricochet, cinéma des couleurs, assumant les regards qu’il provoque, activant ou animant, ainsi permettant à la pensée d’être rivière en soi. Cinéma de la matière, fabriqué avec nos corps entiers. Ce cinéma-là gagne chaque geste du quotidien, c’est le feu qui nous meut. Il se fait notre moyen continu, non pas de gagner notre vie mais de la vivre ; occupant tout, depuis le grain du matin à l’herbe du soir. De la virgule de chaque phrase à la raison de chaque route. Sa forme est notre forme de vie, le voilà faisant le cadre. À cela, par contrainte et par choix, il nous semble pour ce faire plus évident de s’abstenir de toute logique marchande déterminante, difficilement conciliable avec lui (lui, le cinéma, le film, le quotidien ?). La coupure d’elle-même se fend.
Si la pierre coupe le pied le sang glisse sur la peau la couleur sort mettre de la terre quelques feuilles attendre ne pas frotter attendre que la terre soulage peut-être guérisse. Les images lèchent la lame de l’âme – attention à ton couteau, ça coupe. De quoi est fait le manche dis-moi ?
Ce cinéma-là noux regarde, le cinéma noux concerne. Il est peut-être devenu pour nous la seule manière de croire encore à ce qu’on espère.
Escalier d’images brisées se brisant les unes auprès des autres –
ce qui n’est pas dit dans cette photo, c’est la voix.
Panser la pensée implique la réparation, mais aussi la fabrication d‘images vives. Que faire du reste - l’abîme
de l’abîmé ?
Comment faire le deuil ?
Travail d’œil.
champ visuel, pan de montagne oblique plus haut à gauche qu’à droite
dans l’image perçue devant moi, herbe courte, vert tilleul, râpée ou moussue, zébrée de brins bruns,
sensation de course en alerte, essoufflée, au travers de l’image en pente horizontale
quand de mon univers caché à gauche surgit une meute de loups,
en cavalcade
eux aussi, qui arrivent non pas sur moi mais en direction de ma propre
direction
Des combinaisons, des montages-montagnes ? Des films dans lesquels la promenade ne serait pas regret mais exigence de nos désirs ? Des films comme des images de la nuit que noux devons défendre, défendre de sa propre mort, laisser respirer, exister, images des jours nocturnes dans lesquels se glisseront nos esprits concentrés à élucider ? Des films pour protéger les conditions d’existences des angles morts & réveiller les cœurs à leur propre pensée, des films pour sangloter & hululer & faire la voix frémir & tout accueillir mais à rien ne se résigner. Des films pour se rappeler ce qui noux traverse, ce qui sans cesse noux fait, ce qui noux défait. Des films-forêts.
L’image perçue au-devant de soi : le rêve. Cela se voit la nuit, le jour aussi. En tout instant de nos vies. À chaque coin de rue & de ru. Regard ouvert donc ouvrant. La seule chose que noux pouvons faire : d/écrire nos songes. Tout ce qui suit se vit dehors, insciemment, instamment. Tout noux forme & déforme. Noux naviguons en de grands océans. S’il n’y a plus de forêt sauvage, nos pensées déforestées doivent trouver à répondre & s’accrocher aux matières, aux images – mémorisées, oubliées, immédiates, en advenue.
La première couche était épaisse : on voyait que le temps l’avait figée, capturée dans sa très longue immobilité. La matière semblait d’une couleur franchement définissable. On pouvait lui octroyer un mot que d’autres comprendraient : orange, rouille, aluminium, poussin, émeraude. Or à peine l’œil prenait son envol pour poursuivre son regard sur la texture de cette peau, voilà que la couleur d’abord pressentie changeait de ton. En exerçant plusieurs fois la manœuvre, on se rendait compte que modifier la vitesse du parcours de l’image saisie par l’œil permettait cependant de distinguer des sensations de couleurs intermédiaires. Poussin clair, aluminium fondu.
Inversement, préserver la totale immobilité, par l’approfondissement du souffle qui aurait pu encore faire tressaillir l’iris, permettait de -
Au fil des heures dévolues à cette activité, il devint cependant peu à peu possible de voir les couleurs du dessous surgir en transparence, des bulles à la surface devenir des étangs, puis des lacs. De cette profondeur engouffrée on pouvait -
Dehors il faisait bon.
Alors, des grandes eaux du monde, les enfants dessinèrent des rivières, tracèrent des deltas, plumes de cincles, écumes de cheval, sygnes, que seules les sternes devinaient.
Dans les mondes que noux habitons, certaines images exigent d’être exhumées, regardées & repensées. Dans les imaginaires saturés, il y a à faire du tri, à ranger. Certaines images exigent d’être tournées, honorées ou contrées. Préservées. Pleurées. Hurlées. Effacées. Détournées. Accompagnées. Réparées. Engagement en corps. Recyclage – redonner forme, alors vie. En certains lieux pensifs, aux imaginaires fragilisés par l’entour violent, tus par dépit ou cachés par sécurité, des images espèrent leur déploiement, leur possibilité. Ces images, noux avons à leur permettre d’exister. Non ? C’est comme ça, l’espérance comme gestes, traces, paroles.
Et il m’a parlé de ses nuits de solitude,
Et de ses rêves nuageux. [10]
Nos images sont nos seules terres, nos terres sont nos images. À l’aune des transformations extractivistes, aménageuses, polluantes, discriminantes, assassines, elles se métamorphosent. Quelles images voulons-noux ? Vers quelles images allons-noux ? Notre responsabilité en cela est immense. Inimaginable ? Si. Images animales, images machinales. On a la terre là, il faut en faire quelque chose. [11] Avoir : Être en relation (concrète ou abstraite, permanente ou occasionnelle) avec quelqu'un ou quelque chose. [12] Nos forêts, nos architextures - notre destin enliané - se forgent par nos choix, par nos pensers qui sont nos faires.
Ils disent, voilà ce qui se passe maintenant, mais nous ne laisserons pas la terre disparaître.
Nous nous battrons toujours pour elle, et s’ils attrapent l’un d’entre nous, il en restera d’autres. [13]
Bornéo, été 2014 – Montagne Noire, Automne 2020
Merci à Marelle & Alma pour leurs yeux précieux.
Caroline Parietti et Cyprien Ponson
Cet article est publié dans la revue TRAVERSES #2 - L'éco-documentaire à l'épreuve de l'anthropocène.
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Be Jam Be et cela n’aura pas de fin est le premier long-métrage documentaire de Caroline Parietti et Cyprien Ponson.
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Notes :
[1] ; qui la lit participe, lui aussi, à cette société, poursuit Walter Benjamin dans l’essai Le Narrateur (Der Erzähler, 1936), plus tard traduit comme Le Conteur puis Le Raconteur. Nous choisissons ici cette traduction de Maurice de Gandillac (1959) plutôt que celle de Benjamin lui-même (1939) : Quiconque écoute une histoire se trouve en compagnie de celui qui la raconte; même celui qui la lit participe à cette compagnie.
[2] TLFI (idem pour les prochaines définitions)
[3] Proposition de FJ Ossang lors d’une discussion croisée : Cinéma / Politique – Paris 2004, Lire un compte-rendu de la discussion en ligne
[4] Extraits de Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Anna Bednik, Le Passager Clandestin, 2016, pp. 17-18
[5] Kazarken - En creusant, Güldem Durmaz, A nous 2 asbl, 2016, 90’
[6] Extrait, idem, p. 12
[7] Gabriel Teshome, The Intolerable Gift : Lire le texte en ligne
[8] (Vienne la paix, vienne la guerre, / Moi, je sèmerai le chiendent...) dans la chanson L'êrba d'agram (Agram, 2017) du groupe de polyphonies occitanes Barrut, adaptation du poème éponyme de Joan Bodon.
[9] Jorge Semprún, « revenant » de Buchenwald, dans L’écriture ou la vie, Gallimard, 1994, p.36. Il y évoque le mot espagnol vivencia, « expérience vécue » (p.182) « mais il n’y a pas de mot français pour saisir d’un seul trait la vie comme expérience d’elle-même » (p.149), pour dire celle de la mort traversée qui « avait été une expérience de [sa] vie » (p.149), la mort qu’il a « parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre. » (p.24).
[10] Hamama & Caluna, Andreas Muggli, HSLU Hochschule Luzern Design & Kunst – Video, 2018, 22’
[11] Le jardin, Frédérique Menant, La Surface de dernière diffusion, 2019, 16’
[12] TLFI, première définition.
[13] Peng Megut, habitant de Long Tevenga, protagoniste du film, 2014