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Comment échappe-t-on à Hiroshima ?
Entretien avec Jean-Gabriel Périot

  • Lucie Rico

Le cinéaste Jean-Gabriel Périot travaille la mémoire de Hiroshima depuis plus de dix ans. Après un documentaire expérimental intitulé 200 000 fantômes, il réalise en 2017 une fiction, Lumières d’été. De l’enjeu formel du "remake", du passage à la fiction à la nécessité de fabriquer de la mémoire, Jean-Gabriel Périot évoque les frontières à dépasser. 


Dans 200 000 Fantômes, vous vous intéressiez déjà à Hiroshima en dressant un portrait éclaté de la ville sur presque un siècle. Comment se situe Lumières d’été par rapport à ce film ? Le considérez-vous comme un prolongement ?

Les deux films sont en effet très proches. Lumières d’été m’apparaît à la fois comme une répétition et une continuation de 200 000 Fantômes.

Les deux films travaillent la même question : comment échappe-t-on à Hiroshima ? (Non pas comment « oublie-t-on » Hiroshima, mais comment peut-on vivre avec, ou grâce, à Hiroshima). D’une certaine manière, Lumières d’été peut être vu comme un remake du film précédent... À ceci près que c’est un remake qui change radicalement de format ! Ils racontent la même chose, l’effacement de la mémoire, travaillent le temps de manière similaire et tous deux sont des films très doux malgré la difficulté du sujet traité.

Mais Lumières d’été est aussi clairement un film d’après, possible uniquement parce qu’il y a eu 200 000 Fantômes. Grâce à ce premier film, j’ai dû me plonger dans Hiroshima et dans son histoire. La ville est devenue pour moi très importante, j’y retourne régulièrement, j’y ai des amis, une partie de ma vie aussi. J’avais besoin de faire un film sur Hiroshima qui serait riche de cette connaissance, comme un film « depuis » la ville et non pas « sur » la ville. On pourrait dire que Lumières d’été raconte ce que Hiroshima m’a donné et m’a appris.

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200 000 Fantômes, Jean-Gabriel Périot, 2007 © Envie de Tempête Production

Quel était pour vous l’enjeu de faire aujourd’hui une fiction sur Hiroshima ?

La décision de faire une fiction et non un documentaire n’est en premier lieu pas très rationnelle ! Je voulais refaire un film à Hiroshima et c’est Lumières d’été qui m’est apparu. Ce que je voulais raconter s’est spontanément ancré dans un personnage, et donc dans une fiction. Documentaire et fiction ont leurs qualités propres ; je trouve par exemple que la fiction est un lieu plus métaphorique que le documentaire.

Après, il y a aussi un enjeu « politique » à faire une fiction, et non un documentaire, sur Hiroshima. Si j’avais fait un documentaire, le film serait à peine sorti et n’aurait intéressé que des spectateurs déjà préoccupés par le nucléaire ou concernés par l’histoire de Hiroshima, c’est à dire presque personne. Il ne manque pas de très bons documentaires sur cette histoire mais qui les regarde ?

Je pense au contraire qu’il est urgent de ramener la question du nucléaire dans l’espace public. Je rencontre trop de spectateurs, lycéens, étudiants ou adultes, qui ne savent pas que nous avons des bombes nucléaires en France ou que le nucléaire civil est le même que le militaire. Ces spectateurs ne sont pas forcément des idiots, c’est simplement que malgré les dangers du nucléaire, les accidents réguliers et catastrophiques, les questions écologiques urgentes qu’il pose, tout est fait pour qu’il ne soit pas mis en débat. En faisant une fiction, je m’adresse à un public plus large, les spectateurs peuvent être attirés par une histoire sur le Japon avec des acteurs sympathiques sans savoir que le sujet réel du film est Hiroshima.


La première séquence a une place à part dans le film, puisqu’elle est mise en scène comme une fiction alors que le témoignage – dans lequel on se laisse totalement immerger – est d’ordre documentaire. Le point de départ de la fiction serait un documentaire qui prend vie ? Est-ce que la fiction émerge de ce documentaire qui ouvre le film, de la tentative de raconter qui déborde du cadre ?

Évidemment, le film ne donne aucune indication sur ce qui serait ou pas « documentaire » dans chacune des séquences. Il joue même en permanence des frontières entre fiction et documentaire. En tout cas, contrairement à ce que suggère votre question, le témoignage du début est faux. Il semble très véridique car il reste archétypal des témoignages existants. Avec Yoko Harano, la coscénariste japonaise, nous l’avons écrit à partir de témoignages préexistants et nous l’avons fait vérifier par des survivants. La survivante que l’on voit à l’image dans le film est donc une actrice...

Cette séquence inaugurale apparaît clairement comme une fiction car elle commence par un long travelling sur une équipe de tournage. Mais ensuite, la mise en scène respecte suffisamment les codes des entretiens documentaires, à l’exception des contre-champs sur le réalisateur, pour que l’on puisse oublier que l’on est « dans une fiction ».

Il était pour moi primordial de commencer par un témoignage presque in extenso. Il dure une vingtaine de minutes, ce qui est très long pour ouvrir un film, mais cette longueur m’était nécessaire. Il fallait que ce témoignage soit suffisamment « éprouvant », dans son contenu mais aussi dans sa forme même, pour marquer le personnage du réalisateur tout autant que les spectateurs. Il fallait qu’après avoir quitté ce témoignage, celui-ci reste en mémoire, donne très longtemps sa couleur au film avant de se dissiper.

Il y a une seconde raison, plus politique, qui poursuit ma réponse précédente. Personnellement, ce sont les témoignages des survivants qui m’apprennent le plus sur les catastrophes, plus que des livres d’histoire par exemple. Il y a des années, c’est en lisant par hasard le témoignage d’un Hibakusha (survivant de la bombe en japonais) que j’ai « découvert » Hiroshima. Je voulais donc donner à entendre aux spectateurs un tel témoignage. D’une certaine manière, la « fiction » est un piège que je tends pour les spectateurs : une fois « attrapés », je leur impose un témoignage terrible de survivant de la bombe pendant vingt minutes !

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Lumières d’été, Jean-Gabriel Périot, 2017 © Local Films

Lumières d’été interroge aussi la place du réalisateur par rapport à l’autre quand on fait du documentaire. Comment avez-vous choisi le personnage de la jeune fille qui guide le réalisateur ?

C’est là encore une des qualités de la fiction : si un personnage apparaît, sorti de nulle part, on peut l’accueillir. Pour être honnête, quand j’ai commencé à écrire le scénario, je n’avais que l’entretien avec la survivante puis le réalisateur qui sort dans le parc... Une fois cela écrit, le personnage de Michiko est apparu comme dans le film, d’un coup (il en est de même pour les personnages du grand-père et de son petit-fils dans la dernière partie du film). Après, à la réécriture, on affine les logiques, mais ce personnage m’est vraiment apparu tel quel. Il ne répond donc pas à un éventuel désir de narration que j’aurais eu pour symboliser quoique ce soit.


Vos films interrogent le passé et la représentation que l’on peut en avoir aujourd’hui. J’ai l’impression que ce film raconte aussi cette impossibilité de revivre le passé et de le faire revivre à l’écran.

En effet, la différence entre le passé et ce qu’il nous en reste est importante. Personne d’autre que ceux qui sont morts ne peuvent savoir ce qu’est la destruction. Les survivants peuvent nous aider à nous en approcher mais dans tous les cas nous n’aurons jamais qu’une connaissance lacunaire autant que lointaine du passé. Toutes les tentatives de reconstitution, même quand elles sont soi-disant « fidèles », d’évènements du passé sont avant tout des films sur leurs contemporains. Sinon, pourquoi refaire incessamment des films sur Jeanne d’Arc ou Napoléon ?

Le passé me pose problème s’il induit une vision figée de l’histoire comme un bloc. Il peut apparaître comme un bloc immuable, « cela s’est passé » et lointain, alors qu’il n’existe que réactivé par chacun d’entre nous depuis notre présent. On peut décider que le passé est définitivement derrière nous ou alors qu’il n’existe que comme le raconte les livres d’histoire(s), mais on se prive alors d’un moyen de comprendre, mais aussi de survivre à notre propre présent.

En fait, mes films ne cherchent pas à montrer l’Histoire ou des évènements qui la compose mais à montrer comme elle agit ou peut agir sur nous.


Finalement, le chemin du réalisateur dans ce film, c’est celui de s’arrêter pour vraiment regarder ce qu’il filme, le comprendre autrement, et peut-être le vivre pour pouvoir le raconter ?

En effet, ce personnage au début du film n’est pas très présent au monde et on ne peut pas vraiment filmer le réel si on n’y adhère pas... Dans le film, on voit son parcours et comment il devient progressivement de plus en plus « présent » à ce(ux) qui l’entoure(nt) grâce aux spectres du passé. Mais le film s’arrête avant qu’il ne fasse quoique ce soit de cette prise de conscience. L’important pour moi était simplement de montrer qu’il avait appris quelque chose et que quelque chose, en lui, s’était déplacé, non d’en montrer les conséquences. En tout cas, dans la dernière séquence du film, il essaye de transmettre quelque chose au petit garçon. C’est peu, mais c’est déjà important.


Le réalisateur dit à plusieurs reprises ne jamais avoir fait de « films », alors qu’il réalise des documentaires pour la télévision. Est-ce une manière de tracer une ligne entre documentaire et fiction ?

Oui et non... Personnellement, je ne crois pas aux différences entre documentaire et fiction. Il y en a bien sûr, et j’en ai même parlé plus haut, mais elles ne permettent pas de séparer ces deux genres de manière opérante. La différence entre ce qui relève de la télévision et ce qui relève du cinéma est importante pour moi. Quand Godard a dit, ou écrit, que « devant un écran de cinéma, on lève la tête, devant un écran de télévision, on la baisse », il avait raison.

Quand il dit qu’il voulait faire du « cinéma » ou qu’il n’a pas encore fait de « film », le personnage du réalisateur sous-entend (comme beaucoup de monde) « des longs-métrages de fictions ». Le documentaire semble rester pour lui, indépendamment de savoir si on parle de cinéma ou de télévision, un sous-genre. Faire des documentaires pour la télévision est un travail alimentaire pour lui. Tous les réalisateurs de télévision ne sont pas aussi amers que lui ! En tout cas, ce qu’il peut exprimer du cinéma, de la télévision, du documentaire ou des « films » ne me correspond pas. À part quand il dit qu’en France, tout le monde s’en fout d’Hiroshima et qu’on se contente de faire un documentaire télévisé à chaque date anniversaire : ça, je le pense vraiment.


Enfin, qu'est-ce qu'une fiction apporte à la connaissance du passé et qu'un documentaire pourrait moins apporter ?

Il me semble impossible de répondre à une telle question... Pour moi, il n’y a pas de différence fondamentale entre documentaire et fiction. Chacun fonctionne sur des outils propres, mais je ne vois pas trop ce que l’un pourrait raconter que l’autre ne pourrait pas.

Si je ne parle que de mon travail (on ne peut pas en tirer de généralités car le documentaire et la fiction « en général » débordent chacun de ce que j’explore dans mes propres films), je dirais que la fiction me permet d’exprimer à la fois plus clairement mais aussi (et a contrario) plus métaphoriquement mes interrogations sur les évènements passés alors que mes documentaires questionnent la manière dont ces évènements ont été représentés. Les deux me permettent d’interroger comment la mémoire fonctionne, comment l’histoire est écrite, mais par des biais très différents...


Propos recueillis par Lucie Rico

Cet article a été publié dans la revue TRAVERSES #1 - Formes politiques, politique des formes.


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