Béatrice Thiriet
Rencontre avec une compositrice de musique originale
Fidèle collaboratrice de réalisatrices comme Pascale Ferran ou Dominique Cabrera, Béatrice Thiriet compose pour le cinéma depuis près de trente ans. De la fiction au documentaire, la musicienne revient pour film-documentaire.fr sur son parcours et sur les films qui l’ont traversé.
On vous a prédit très tôt un avenir dans la composition musicale…
Oui ! Quand j’avais six ans, mon premier professeur de musique a dit à ma mère que je pouvais devenir professionnelle. Ma mère avait fait du piano et mon grand-père maternel avait une sœur qui était professeure de piano, en Corse d’où je viens. Un été, quand j’y étais, on m’a demandé de jouer devant cette dame. Elle était religieuse, elle n’avait pas fait vœu de silence mais comme beaucoup elle parlait très peu. On m’a dit d’aller répéter au couvent. J’étais une enfant studieuse, je répétais mon piano par plaisir. Elle est venue m’écouter et je ne l’ai pas entendue arriver, elle était toute silencieuse. J’ai tourné la tête, elle était là. Elle m’a souri et a écrit à mon grand-père que j’avais un don. Ma tante avait un très bon niveau, j’ai retrouvé ses partitions, des photos d’elle avec sa cornette et son voile en train de jouer du piano, l’air très passionné, le voile en arrière… Il y avait quelque chose de très cinématographique dans cette personne qui était en même temps très mystérieuse. Et puis il y a eu des professeurs qui tout au long de mon parcours ont confirmé ces prédictions. Un de mes professeurs de composition, Jean Aubain, me dit alors que j’ai à peu près quinze ou seize ans, "vous Béatrice vous êtes une compositrice." Et moi je me dis qu’il est dingue !
Pourquoi ? Était-ce inconcevable pour vous à l’époque d’envisager une carrière de compositrice ?
À l’époque je compose, mais en secret. Je montrais parfois mes compositions à mes copains, mes copines, à mes frères et sœurs, à mes parents un peu… Mais face à ce monsieur, professeur de conservatoire qui a été prix de Rome et élève de Messiaen, je n’arrivais pas à dire que je serais compositrice. Alors que j’avais des copains, spécialement des garçons, qui arrivaient à le formuler. Comment revendiquer cette posture ? Pour moi les compositeurs, ce sont Mozart, Beethoven, Brahms, Mahler, Tchaïkovski… Il n’y a quasiment pas de modèles féminins. Quelle compositrice pouvais-je admirer à l’époque ? Nadia Boulanger certainement, Solange Ancona, qui a été ma professeure d’analyse musicale, une compositrice reconnue, qui a été dans les mêmes classes que des grands compositeurs, qui a reçu le prix de Rome… ou encore Betsy Jolas… Mais finalement il y en a très peu.
Pensez-vous que les choses sont différentes aujourd’hui ?
Les choses commencent à évoluer. Aujourd’hui de plus en plus de jeunes femmes se revendiquent compositrices. Mais à mon époque, il n’y en avait vraiment pas dans la musique de films, nous devions être cinq ou six dans le monde. Le cinéma est un milieu difficile pour les femmes, c’est un milieu d’hommes. Déjà de mon temps il y avait beaucoup plus de producteurs que de productrices, et beaucoup avaient tendance à faire confiance plutôt à un compositeur qu’à une compositrice… Il faut toujours se battre tout le temps, partout, pour faire son chemin. Les métiers de la musique sont sans doute aussi plus difficiles encore pour les femmes. On ne le dit pas assez. Je crois beaucoup dans les générations qui arrivent pour faire changer les choses. L’épisode #MeToo a permis une revendication absolue, nécessaire. Les témoignages qui sont sortis nous ont tous bouleversé et le milieu du cinéma a compris qu’il n’était pas possible de véhiculer une telle image. Je veux croire à une prise de conscience. Il faut maintenant se détacher de cette image-là, travailler autrement. Et conjointement avec d’autres mouvements, les femmes sont en train de prendre de la place, partout, y compris dans les cercles du pouvoir.
À propos des violences faites aux femmes, vous avez récemment composé la musique d’un court film de Dominique Cabrera – une cinéaste avec laquelle vous travaillez beaucoup en fiction – autour d’une marche du mouvement #NousToutes. Le sujet vous tenait-il à cœur ?
Sur ce sujet, j’ai vu les chiffres de l’enquête réalisée lors de la dernière campagne présidentielle du candidat élu, Emmanuel Macron – les militants ont mené l’enquête en faisant du porte à porte avec une dimension très analytique, comme le montre le documentaire de Camille de Casabianca Ça marche !? (2019) – et les violences faites aux femmes figuraient parmi les premiers mots relevés. C’est la grande cause du quinquennat actuel et c’est intéressant parce qu’avant on parlait de parité, de mixité, de femmes dans la puissance, mais on ne parlait pas de la misère dans laquelle elles sont. On a longtemps fait comme si une femme ne pouvait réussir qu’en étant une Wonder Woman, ce qui est absurde. Je suis militante et lorsque Dominique Cabrera me dit pendant le confinement qu’elle est en train de monter des images d’une des dernières marches du mouvement, je lui ai proposé de faire la musique pour ce film, à la maison forcément. Quelque chose de beau parce que j’ai envie que la parole reste, parce que je ne veux pas lâcher à cause du confinement, en travaillant avec Dominique parce qu’elle est mue par la même chose, parce qu’elle veut en parler encore et encore.
Extrait – Je marche avec #NousToutes de Dominique Cabrera © Ad Libitum Productions, 2019
J’aime beaucoup la voix de Dominique. Elle a une voix qui murmure, très intéressante et sensible. J’avais lu peu de temps avant la liste des prénoms des femmes tuées et je lui ai proposé de les lire comme une voix off. On a fait quelques essais, je les ai mélangés avec ma musique, on a fait des essais de montage en rééquilibrant les mots et les notes, et puis j’ai fait appel à la chanteuse Céline Wadier pour chanter les prénoms et amener du lyrisme. La voix chantée a une grande importance dans mon approche de la création musicale. Le chant a une fonction dramaturgique et émotionnelle très forte. Quand on chante, on échappe à la douleur. Quand le chant s’élève, c’est à la fois anesthésiant parce que c’est beau, plastique, et en même temps c’est avec le chant qu’on peut amener quelqu’un vers la profonde tristesse, vers la tragédie, de manière sublimée. Ça fait moins mal, et c’est plus puissant, contagieux, inique. Quand on entend chanter on a envie de chanter, c’est d’ailleurs ce qui est frustrant lorsqu’on écoute des chanteurs d’opéra, on peut s’égosiller à faire la même chose, en face de nous il y a des heures et des heures de répétitions, de travail, de technique imparable. Mais ça peut faire du bien de chanter avec eux, en même temps ! Quand vous voyez un artiste lyrique chanter seul au cœur d’un orchestre de 90 musiciens avec sa voix qui passe largement au-dessus, quelle prouesse physique ! Si c’est Nathalie Dessay, elle peut danser en même temps, traverser comme dans La Somnambule un bout du décor sur une planche en marchant et en chantant ! Tout cela est issu d’une tradition très ancienne, liée à la respiration, à l’émission du son, et en fait cela se fait dans une grande douceur, c’est juste maîtriser une force qu’on a en nous. Tout le monde ne peut pas être un grand chanteur d’opéra, mais tout le monde peut appréhender cette technique vocale.
Cette appétence pour le chant, le lyrisme et l’opéra dans votre approche rappelle votre formation classique. Pourtant votre œuvre au cinéma semble vouloir s’en détacher…
Je fais partie de la génération post soixante-huitarde, pour laquelle la contestation a beaucoup de sens. Dans ma génération il y a encore beaucoup de manifestations étudiantes, de grèves étudiantes, nous ne sommes pas très loin de Mai 68, nous en sommes les héritiers. À l’époque je trouve que la musique contemporaine est trop élitiste, que c’est sans doute pour cela qu’elle n’atteint pas assez son public. J’ai vraiment l’impression qu’une compositrice ou un compositeur important doit inscrire son œuvre dans quelque chose de populaire. Ma génération, c’est Pollini qui va jouer dans des usines de la musique de Luciano Berio. Là, j’applaudis. Comment faire pour que des copains et des copines qui n’ont jamais entendu parler de musiciens classiques s’intéressent à ce qui me passionne ? Je me souviens avoir entrainé beaucoup d’entre eux à la chorale, on se retrouvait salle Pleyel à chanter le requiem de Fauré. J’avais envie de faire partager ma passion et mes connaissances aux autres. Mais comment trouver sa place là-dedans ? Comment être une érudite de la musique et en même temps écrire de la musique populaire ? C’est un vaste débat.
Vous considérez toujours la musique classique trop élitiste ?
La musique classique est un monde de l’exclusion, un monde réservé à une certaine élite. Je suis triste de le dire mais c’est vrai. Et encore on a fait beaucoup de progrès. Un lieu comme la Philarmonie de Paris est aujourd’hui un lieu véritablement vivant de la vie musicale. C’est incroyable de se dire qu’à l’époque des grandes personnalités du monde de la musique n’en voulaient pas ! À l’époque je pensais que quelque part la scène de la musique classique se voulant réduite, l’accès à la création musicale l’était encore plus ! Il suffisait de regarder la salle de l’IRCAM – le plus beau joyau pour la musique contemporaine, la recherche, le son, etc – qui avait un espace réservé au public minuscule ! Ça veut bien dire que ce n’était pas pour tout le monde. Ça me révoltait tellement qu’à un moment je me dis "je ne veux pas écrire de la musique comme ça, je ne veux pas me référer à cette esthétique-là". Pourtant il y a évidemment des compositeurs contemporains que j’aime et dont le langage m’intéresse énormément – Luciano Berio, Iannis Xenakis, György Ligeti, Messiaen… Mais quand on est jeune on ferme les portes très violemment. À l’époque je me pose plein de questions, y compris celle de faire d’autres musiques, de la pop, du rock, du jazz… Mais quel est le medium qui fait qu’un art est populaire ? Le cinéma, il n’y en a pas d’autres. Le cinéma est un art populaire, c’est Godard qui le dit. Pourquoi ? Qu’on regarde un blockbuster américain ou un film intello le prix du ticket est le même, c’est le contraire de la salle de concert ou de l’opéra classique ou contemporain. Donc quel est l’art populaire qui peut véhiculer ce qui m’intéresse, ma vision de la société, ma sensibilité ? Le cinéma.
À l’époque vous étiez cinéphile ?
J’allais beaucoup au cinéma, j’étais folle de Fellini. Très loin de cet univers, l’un des films qui m’a vraiment marquée à l’époque, c’est un documentaire qui s’appelle Comme les anges déchus de la planète Saint Michel (Jean Schmidt, 1979), qui parle de l’exclusion et de la drogue. J’ai dix-huit ans. Je me rends compte que le documentaire permet de raconter des choses que la fiction ne peut pas dire, que je ne peux pas voir les héros de ce film ailleurs que dans un documentaire. Ma génération c’est aussi celle de la drogue, des gens qui commencent à vivre dans la rue parce qu’ils perdent tout, de la première crise du pétrole… On commence à voir cette société riche et abondante qui nous a vu naître s’écrouler à partir de 1974, on commence à voir le mot crise inscrit partout, on voit l’économie se casser la figure petit à petit, on voit les prémices de ce qu’on va appeler aujourd’hui la cause écologique, on se rend compte que la planète est malade, on parle déjà de la fonte des glaciers, on commence à s’interroger sur les manières de remplacer le pétrole, sur ses méfaits. On commence à être embouteillé par nos détritus, nos déchets, par notre surconsommation. Toutes les questions sont posées brutalement, du jour au lendemain, comme le système s’écroule, on doute de tout. Bref, ce film m’a bouleversée. C’était assez rare de voir cela au cinéma. Un peu plus tard, il y a eu Diva (Jean-Jacques Beineix, 1981) et son petit facteur, ses personnages marginaux qui vivent dans des parkings, cette diva avec ses fleurs, cette société à plusieurs vitesses.
Et vous claquez la porte du conservatoire…
Mes maîtres ont été compréhensifs. L’un d’entre eux, le principal à l’époque Jean Aubain, m’a dit qu’il fallait que je m’affirme dans la vie, et il m’a gardé une place pendant un an. Je n’y suis pas revenu. J’ai commencé à rencontrer d’autres musiciens, notamment Mikhail Rudy, un pianiste dissident soviétique qui s’installait à Paris, qui m’a préparée à la classe d’Yvonne Loriod au conservatoire de Paris. Avec lui et sa compagne de l’époque, Elena Varvarova, je redécouvre la culture et la liberté d’apprendre. Eux venaient d’un pays où une partie de la culture était interdite. Mikhail avait dix ans de plus que moi. Il avait photographié des livres dans des caves en risquant sa peau, avait appris par cœur des poèmes parce qu’il ne pouvait pas les conserver… Ces gens-là me font ouvrir les yeux sur notre société, et je me rends compte qu’à Paris on a la chance de voir des films au Dejazet jusqu’à cinq heures du matin, qu’à Beaubourg on peut voir des expositions monumentales comme "Paris Moscou", qu’Emmanuel Krivine donne des concerts dans des universités… Je me dis qu’il ne faut pas baisser la tête, que la culture n’est pas une ennemie pour les gens qui n’en ont pas, et surtout qu’il faut que j’écrive. Ne pas écrire c’est souffrir pour moi. J’ai besoin d’écrire cette musique avec les outils à ma disposition, avec ceux que j’aime : l’orchestre, les voix lyriques, la musique électroacoustique…
Après vos débuts remarqués dans la fiction (Gens d’en face, de Jesus Garay ; Petits arrangements avec les morts, de Pascale Ferran), vous composez pour la première fois pour le documentaire sur un film de Patricio Guzmán, Pueblo en vilo, consacré à la mémoire du village mexicain de San José de Gracia. Comment s’est opérée cette transition d’un genre à l’autre ?
Extrait – Pueblo en vilo de Patricio Guzmán © Les Films d'Ici, 1995
Très naturellement. Patricio et sa femme avaient beaucoup aimé ce que j’avais fait pour Petits arrangements avec les morts, des séquences très courtes où on entendait le silence. C’est ce qu’ils voulaient. J’ai travaillé sur l’immobilité et le silence, avec à l’image ces portraits figés. J’admire beaucoup le travail de Patricio Guzmán, comme celui des cinéastes avec lesquels j’ai pu collaborer. Il faut beaucoup de courage pour faire exister les films qu’ils ont envie de faire. Ils ont tous en commun cette volonté de ne rien sacrifier pour faire des choses faciles. Sur ce film de Patricio Guzmán, il n’y a que des samples des échantillons de sons acoustiques, pas un seul instrument, tout est virtuel et cela ne s’entend pas. L’ensemble sonne comme un quatuor ou un quintet. Il n’y avait pas beaucoup de budget, c’est vrai, mais c’était aussi un pari esthétique. J’ai fait toutes les ponctuations, les pizzicati, ces notes pincées et courtes sur une musique qui intégrait beaucoup le silence, ces motifs qui se répètent, se construisent et se déconstruisent, sur l’ensemble du film. Il m’avait donnée une grande liberté, une grande confiance. Il voulait absolument éviter quelque chose de continu, de narratif.
Il y a un autre film pour lequel vous composez une musique discontinue, c’est Un spécialiste, portrait d’un criminel moderne (Eyal Sivan, 1999), réalisé exclusivement à partir des images du procès d’Adolf Eichmann en 1961. Comment avez-vous abordé ce film qui a eu recours, selon le générique, à cinq compositeurs différents ?
C’est le luxe de l’extrême pauvreté. Eyal Sivan et Rony Brauman, les auteurs du film, ont vu plusieurs compositeurs avec lesquels ils avaient envie de travailler et tout le monde a dit oui ! Chacun pouvait amener sa pierre. Même Tom Waits a donné gratuitement sa musique pour le générique (Russian Dance). Ils m’avaient choisie délibérément pour une séquence, centrale dans le film, consacrée à la Conférence de Wannsee. Comme ils n’avaient pas de budget, je leur ai proposé de prendre des morceaux de mes symphonies et d’en faire un collage musical. J’ai pensé à Vienne, à tout ce qu’était l’Europe avant ce chaos, notamment dans cette patrie des arts, des grandes fractures politiques, sociologiques, c’est la pensée postromantique de Gustave Mahler mais aussi la patrie de Schönberg, c’est là qu’on déconstruit la musique en même temps que naît le dadaïsme, c’est là aussi qu’on pratique une musique sophistiquée, tragique, tendue, une musique de la douleur, le post romantisme. Le fragment, la fracture dans l’œuvre de Mahler, où la tension musicale est bouleversée par des fanfares, des thèmes repris de Beethoven par exemple. Des perturbations qui organisent une grande bousculade. Les courants post ou néo terminent par un mouvement, un renouveau. Quelque part ils décomposent pour mieux préparer ce qui va arriver. Derrière Mahler, c’est l’école de Vienne, le dodécaphonisme, on change complètement d’esthétique, on trouve un nouveau langage, ces mutations sont communes à tous les arts. On ne veut plus se contenter de la cohérence du langage précédent. Donc finalement pour Un spécialiste j’ai voulu que la musique s’associe à cette idée de choc esthétique viennois. Ça commence par une phrase romantique à l’orchestre et c’est perturbé, cassé par des sonorités de guitare électrique, des grésillements, des clusters agressifs et étrangement par une phrase d’accordéon.
Je voulais surtout éviter la paraphrase ! On dit souvent aux jeunes qui débutent qu’il ne faut pas trop paraphraser, trop synchroniser, être dans le cliché et dans l’idée reçue. On a tous entendu un Lacrimosa dans notre vie : quand on veut dire qu’il y a de la tristesse, du tragique, de l’horrible, à l’image on ne peut pas mettre un Lacrimosa. Dans cet extrait consacré à la conférence de Wannsee, si j’avais mis une musique de suspense, ça aurait été d’un mauvais goût atroce. C’est certainement le moment le plus tendu du film, on voit son visage, celui des juges, des gardes, cette cage vide. Ce qu’il va dire dans cette séquence va provoquer la colère du public, certains veulent lui tirer dessus, d’autres tombent dans les pommes. Il ne faut pas pleurer sur la Conférence de Wannsee, il faut hurler. Il faut une musique discontinue, une musique qui nous perturbe, qui soit à la fois dans la tête des juges et dans la réminiscence. C’est pour cela que j’ai cassé la musique, en ajoutant des scratches ou des sons distordus, en créant cette valse qui tombe, qui ne va nulle part, en travaillant sur des blocs qui explosent.
Extrait – Un spécialiste, portrait d'un criminel moderne de Eyal Sivan et Rony Brauman © Momento Films, 1999
J’ai fait écouter aux réalisateurs beaucoup de choses, des mélanges de sons électroacoustiques et acoustiques qui se côtoient. Eyal Sivan était d’accord avec toutes ces idées mais il refusait tout ce qui était de l’ordre de la musique klezmer et de l’accordéon. Et mon idée justement c’était que le faste de ce grand orchestre de la Mitteleuropa se réduise à un accordéon. Cette grande fresque symphonique est malaxée, "morphée" au sens du morphing, et termine dans un accordéon qui se perd dans encore autre chose, dans un précipice… Je travaillais avec Nicolas Becker qui a monté le son et réalisé le sound-design. Les images ne sortaient jamais du studio. Personne ne les avait vues à l’époque. J’amenais les éléments, les structures que j’avais préparées et on les essayait ensemble. Le jour où j’ai montré la séquence à Eyal Sivan, il m’a dit que ce qu’il préférait, c’était l’accordéon. J’en ai utilisé très peu, l’accordéon s’en va : c’est en même temps une réminiscence, un instrument qu’on arrache à quelqu’un, on ne laisse pas la musique se lancer. Lorsqu’un cinéaste vous parle du dégoût qu’il éprouve pour une musique ou pour un instrument, il faut toujours se dire qu’il ne parle pas forcément de l’objet que vous pouvez créer avec cet instrument. Un cinéaste peut ne pas aimer la flûte parce qu’il déteste la Badinerie de Bach, cette musique lui raconte autre chose. Les compositeurs ont généralement un grand bagage musical, et d’autres références. Je vais utiliser une flûte, oui, mais peut-être que je vais faire des percussions avec les clés de l’instrument… Dans ce dialogue très étrange, il vaut mieux parfois ne pas parler d’instruments ni préciser trop les choses. Il faut laisser un dialogue ouvert. Et parfois savoir désobéir comme dans cette anecdote sur l’utilisation de l’accordéon klezmer dans la musique que j’ai composée pour Un spécialiste.
À propos de ce "dialogue étrange" entre compositeur et cinéaste, qu’attendez-vous de cette collaboration étroite au service du film ? Comment parvenir à trouver un langage commun ?
Quand on écrit la musique du film – celui qu’une équipe est en train de préparer, un objet unique et particulier dans l’œuvre d’un ou d’une cinéaste – on va inventer, imaginer la musique avec des mots qui sont parfois fantaisistes, poétiques. On parle de la matière musicale, c’est-à-dire un des éléments de langage du film. La plupart des cinéastes n’ont pas fait de musique, on ne va pas parler de tonalité, on ne va pas parler de formes… On parle de séquence, de longueur de plan, de la lumière… Par exemple sur Corniche Kennedy (Dominique Cabrera, 2016), nous avions monté une matière musicale assez tendue sur le film mais nous nous sommes rendues compte que cela donnait au film une dimension de thriller. Ce n’était pas ce que nous avions envie de faire. Donc nous sommes revenues à des séquences où chaque musique avait une couleur. Dans ce film on parle beaucoup de lumière, d’eau… il y avait des états. C’est un film qui est à la frontière entre le documentaire et la fiction, parce que la plupart des acteurs ne sont pas des professionnels, ce sont des gamins qui plongent. Mon idée, c’est que ces plongeons représentent leur graal. La corniche Kennedy, les rocailles d’où ils plongent, est leur Éden. Ils sont pour moi comme des héros mythologiques. Donc j’avais construit une musique avec des chœurs de synthèse, qui n’étaient pas vraiment chantés, qui glaçaient un peu l’image, qui créaient une tension extatique, pour montrer leur bonheur, cette tension qu’on ressent avant de faire quelque chose de glorieux, de courageux. Ce n’est pas très facile à expliquer mais en piochant dans mon imaginaire de compositrice j’arrive à trouver cela. Et Dominique a accepté. Elle a ressenti la même chose que moi ! Un jour elle me dit "finalement tu as donné au film une couleur judéo-chrétienne qu’il n’avait pas avant". Est-ce que son film me faisait penser à Accatone de Pier Paolo Pasolini ? Est-ce cela qui a éveillé en moi le sens du sacré ? Finalement on se rejoint, avec des mots qui ne sont ni des mots de musique ni tout à fait des mots de cinéma.
Je suis une compositrice contemporaine qui cherche un langage : c’est plus intéressant pour un film de ne pas essayer de revisiter des partitions qui existent déjà en les paraphrasant, en les copiant ou en les réinventant. Je considère qu’il y a des compositeurs qui ont fait beaucoup de musiques de film qui se sont enfermés dans le néo-classicisme ou dans un style finalement très flou, très mou, même si une musique émouvante est une musique réussie. Les compositeurs qui m’intéressent, ce sont plutôt Antoine Duhamel, Pierre Jansen, Jean Prodromidès, des gens qui ont vraiment travaillé une écriture contemporaine – qui écrivent des œuvres à côté de la musique de film, ce que je me suis imposé de faire en pensant à leurs exemples.
Vous êtes ouverte et guidée par la commande mais dans le même temps vous exigez une grande liberté…
Oui, c’est cela. La création d’une musique de film est une commande. Et quand je crée, je suis heureuse. Cela devient un devoir d’altérité. Un ou une cinéaste me commande une musique, je me dois de répondre à ses attentes, de devenir en quelque sorte le double musical de quelqu’un qui n’a pas appris la musique ou qui en joue trop peu, en tout cas qui n’a pas ma compétence. Il y a beaucoup de compositeurs qui déconsidèrent la musique de film, qui préfèrent écrire un oratorio des sonates ou des chansons. Je peux le comprendre, même si je ne partage pas cet avis. Il y a des artistes qui ne veulent pas non plus que leur musique soit manipulée dans un film, que le film dénature en quelque sorte leurs créations en se mélangeant aux sons du film. Ce n’est pas mon cas. Un compositeur de musique de film se doit d’être ouvert et de faire preuve de souplesse. Surtout, je me rends compte que les cinéastes sont des penseurs, des vrais créateurs, qu’ils sont souvent de mon côté pour que je cherche : Pascale Ferran, Dominique Cabrera, Joël Farges, Jérôme Diamant-Berger et bien d’autres…, avec lesquelles je travaille ou j’ai travaillé, désirent innover. Ce sont des gens qui s’intéressent à la liberté que je m’octroie, qui trouvent que c’est intéressant de délivrer cela dans leurs films.
Cette volonté de chercher quelque chose de nouveau, de différent, c’est avant tout ce qui vous pousse à vous engager sur un film ?
En tant que compositrice, c’est risqué de faire la musique d’un film. On se met en jeu. Un film me lie à un processus que je ne maîtrise pas. Je ne m’engage qu’avec des gens en qui j’ai confiance, qui veulent raconter des choses dans lesquelles je crois. J’ai eu la chance de rencontrer Pascale Ferran, quelqu’un de très engagée dans la vie et dans ses films, Anaïs Demoustier dit d’elle qu’on a l’impression qu’elle joue toute sa vie à chaque plan, qu’elle vous emporte. J’ai eu la même sensation en travaillant avec Pascale. Dominique Cabrera est aussi très engagée politiquement, socialement, elle a une sensibilité extraordinaire, un regard magnifique sur l’humain, elle sait faire surgir la beauté, la beauté gratuite, la grâce. J’ai envie que ma création soit portée par quelqu’un qui montre quelque chose de la vie. Je m’engage en le faisant. L’aspect économique est aussi important : il n’y a pas beaucoup d’argent dans la fiction, encore moins dans le documentaire, c’est un défi de plus pour la création : comment faire quelque chose de beau, qui se tienne, avec peu ? L’ordre imposé par la commande et ses contraintes impose de réfléchir, de trouver d’autres idées. Ça se révèle très inspirant, on avance aussi comme ça. Quand je lis un synopsis, quand on me parle d’un film, immédiatement quelque chose naît. Je m’y associe.
Dans l’une de vos compositions les plus récentes, pour un documentaire consacré à Georges Bernanos, la musique est très présente, elle semble se modeler au rythme de la trajectoire complexe de l’écrivain…
Extrait – Georges Bernanos, histoire d'un homme libre de Yves Bernanos et Jean-Pascal Hattu © Real Productions, 2020
Voilà un bon exemple de ce que m’apporte le documentaire, en me faisant découvrir des sujets, en me faisant lire et relire, en me faisant réfléchir. J’aime beaucoup ce film car il nous dévoile un autre Bernanos. J’ai pris beaucoup de plaisir à travailler sur ces séquences où il est retranché à la campagne, où il devient mystique… Le film raconte à travers ses réflexions sa recherche de la vérité, ses erreurs aussi. Bernanos a découvert Balzac en piquant la clé de la bibliothèque de son père. C’est exactement ce que fait Antoine Doinel dans Les 400 Coups. Yves Bernanos, petit-fils de l’écrivain qui a réalisé le documentaire avec Jean-Pascal Hattu, m’a raconté que Truffaut lui-même dit, dans une interview, que c’est en lisant Bernanos qu’il a eu l’idée d’intégrer cette histoire d’Antoine Doinel et de Balzac dans son film !
Une autre force de votre œuvre musicale réside dans votre capacité à ressusciter les images des premiers âges du cinéma, en particulier du cinéma muet. C’est le cas des documentaires de la collection Cinémas Mythiques (Kolam Productions) ou d’Albatros, debout malgré la tempête (Jérôme Diamant-Berger, Jean-Marie Boulet, 2010), qui explore l’influence russe sur le cinéma français des années 1920.
Extrait – Le Campo Amor de la Havane de Joël Farges © Kolam Productions, 2017
Pour la collection Cinémas Mythiques, j’ai constitué une sorte de banque musicale à partir d’une musique symphonique que j’avais enregistrée à Prague – les réalisateurs des films puisent dans ces enregistrements pour les films de la collection. En ce qui concerne l’histoire du studio Albatros tout est écrit et composé pour le film, sachant qu’il y a aussi la musique préexistante puisée dans mon catalogue. Ce qui est intéressant avec le cinéma muet, c’est de décaler les propositions, de varier les esthétiques de la musique. On a beaucoup plus d’imagerie musicale dans notre mémoire collective qu’on ne le croit. Mon travail, c’est de créer de l’inattendu pour susciter une émotion nouvelle, des réactions, un rire, de la curiosité…
Vous le dites vous-même face caméra dans Albatros, debout malgré la tempête en évoquant la musique qui était jouée en direct sur le plateau pour provoquer des réactions chez les acteurs…
Extrait – Albatros, debout malgré la tempête de Jérôme Diamant-Berger et Jean-Marie Boulet © Le Film d'Art, 2010
Oui, pour les faire pleurer, les exciter… Sur Albatros, toutes les parties des films muets ont été enregistrées en direct à la Cinémathèque le jour de la première projection. Une violoncelliste suédoise, Mimi Sunnerstam, et moi-même avons improvisé à partir des thèmes que j’ai écrits. A gauche de l’écran, un piano, à droite un violoncelle. On a demandé au public d’observer un silence absolu parce que la musique que nous allions jouer allait devenir la musique du film. Dans le film, sur toutes les séquences contemporaines, ce sont des musiques de mon catalogue. Sur les images en noir et blanc, nous avons improvisé la plupart des séquences. C’est de la musique contemporaine, atonale, des jeux de timbres. Ça marche parce qu’on ne s’y attend pas. La musique est une mise en situation, c’est ce langage "moderne" qui apporte quelque chose au film muet, le revisite et nous le restitue.
Propos recueillis par François-Xavier Destors
Entretien réalisé en partenariat avec la Sacem
+ Consultez la fiche autrice de Béatrice Thiriet
+ Consulter les écrits de film-documentaire.fr