Olivier Militon
Rencontre avec un compositeur de musique originale
Rencontre avec l’une des figures de le nouvelle génération de compositeurs, Olivier Militon, né en 1977, formé à l’orchestration et à l’instrumentation classique mais qui se joue, depuis ses premiers pas dans le documentaire, des styles et des formes dans une approche moderne et éclectique.
Dans quelle mesure votre parcours éclaire-t-il votre approche de la composition de la musique à l’image ?
La musique et le cinéma sont deux passions qui n’étaient pas liées pour moi de façon évidente. Le désir de faire de la musique a toujours été là. Mon père était un mélomane averti et possédait de nombreux instruments. J’étais fasciné par toutes ces machines, je passais mon temps à pianoter sur les claviers de la maison. J’ai appris la musique en cours privés, d’abord la guitare classique, puis électrique. En musicologie puis au Master de l’université Lyon II et en classe de composition électroacoustique au Conservatoire, j’ai poursuivi un apprentissage plus classique en travaillant l’orchestration et l’instrumentation, en commençant par de petits arrangements pour plusieurs instruments, puis petit à petit pour de plus grands ensembles. J’ai découvert le cinéma à l’adolescence, en allant voir les grands classiques de l’époque : Star Wars, Shining, L’Exorciste... Je suis devenu très vite cinéphile, j’étais emporté par la narration, par la mise en scène. Je "n’écoutais" pas les films, au sens où je ne prêtais pas une attention particulière à la musique en la dissociant du reste, je vivais le cinéma comme une expérience totale, presque physique.
Cela dit, en matière de documentaire, Microcosmos est un film qui m’a beaucoup marqué par son hybridité et sa densité sonore. Bruno Coulais est un compositeur dont j’admire beaucoup l’approche. Il est capable de composer la musique de films pour le grand public et en même temps de films plus ambitieux, avec une recherche formelle singulière et exigeante. Il a un rapport très artisanal à la musique de film, et est en même temps très ouvert à des genres plus modernes, à d’autres formes et d’autres instruments, ce qui est finalement assez proche de ma manière de concevoir ce métier.
Vous appartenez à une génération de compositeurs qui, à l’inverse de la précédente, a appris la composition de musique à l’image à travers une formation professionnelle. Comment expliquez-vous cette professionnalisation récente ?
Je pense tout d’abord que la révolution technologique avec l’apparition de la musique assistée par ordinateur a permis d’associer différentes techniques de composition à l’image, de gagner en précision et en productivité. Il y a également la multiplication des médias, des écrans, des formes narratives qui a entraîné un accroissement de la demande. Enfin, et c’est une interprétation libre des faits mais je crois que, par le passé, les compositeurs ne voyaient pas la musique de film avec le même enthousiasme. Certains avaient même plutôt l’impression d’avoir raté leur carrière de compositeur. L’envie première de Bernard Herrmann, le compositeur d’Alfred Hitchcock (entre autres) qui a fait tellement de bien à la musique de film, était d’être chef d’orchestre ! John Williams regarde aussi avec un certain dédain ses partitions de La Guerre des étoiles... La plupart des grands compositeurs français n’avaient pas non plus au départ le désir de faire de la musique pour l’image ou d’être référencés comme tels. Aujourd’hui, les jeunes arrivent avec cette idée en tête, même si on peut remarquer, au sein de certains conservatoires, la permanence de cette différenciation « musique sérieuse » et « musique de film ».
En ce qui me concerne, c’est en découvrant le Master de Musiques Appliquées Aux Arts Visuels de Lyon (MAAAV) que j’ai décidé d’en faire véritablement mon métier. À l’époque, il y a désormais près de dix ans, il venait de se créer, avec l’objectif d’œuvrer à la création musicale pour l’audiovisuel – le cinéma, le documentaire, l’animation, la publicité… – ou pour la scène. D’autres formations ont émergé ces dernières années. Je m’occupe moi-même d’une quinzaine d’étudiants compositeurs au Conservatoire d’Annecy. Toutes ces formations sont récentes et connaissent un véritable succès. Elles représentent surtout de formidables terrains d’expérimentations et sont ouvertes à tous les champs d’application de la musique. Elles s’ancrent malgré tout autour de l’apprentissage de l’écriture de la musique classique, un bagage nécessaire pour permettre aux apprentis compositeurs d’appréhender des clés de lecture fondamentales, et aussi parce qu’il existe toujours une forte demande de musique classique, en particulier dans le milieu audiovisuel. C’est un atout mais, contrairement à la génération précédente, ce n’est plus suffisant aujourd’hui.
Quelle est la place du documentaire au sein de ces formations et comment envisagez-vous, dans ce cadre, l’apprentissage de la création musicale pour le documentaire ?
Peu d’étudiants, je dois l’avouer, désirent se spécialiser dans le documentaire. Certains peuvent y aboutir, mais le documentaire fait rarement office de point de départ. Nombre de ces formations collaborent étroitement avec d’autres écoles pour « mutualiser » les projets : c’est le cas notamment des écoles d’animation, où les films d’études sont relativement proches de la qualité professionnelle, ce qui est souvent moins le cas lorsqu’on travaille dans ce contexte avec des images issues de prises de vues réelles. Mes étudiants s’exercent sur les documentaires auxquels j’ai collaboré, au même titre que les autres genres que nous devons leur transmettre, en insistant sur leurs spécificités propres. Composer pour un documentaire, c’est prendre le temps de construire une musique, de l’installer, de faire évoluer une construction, alors qu’une composition pour une publicité est par exemple un exercice bien particulier, où la musique ne prend pas son temps et doit immédiatement gagner le cœur de sa cible. Il faut appréhender autrement la longueur, le développement, l’effet recherché. Ces derniers temps, je constate que désormais beaucoup parmi les jeunes compositeurs désirent travailler la composition musicale des jeux vidéo. C’est la tendance actuelle.
Dans quelle mesure ce brassage des arts visuels influence-t-il votre approche de la création musicale pour le documentaire ? Où tracez-vous la frontière entre le documentaire et les autres genres ?
Qu’il s’agisse de fiction, de documentaire ou d’animation, j’aborde la composition musicale de la même manière. Toutes ces formes nourrissent mon approche de la composition. Elles se répondent, se font échos, alimentent mon inspiration. Elles obéissent à des langages différents mais elles se rejoignent souvent. En fiction, je travaille beaucoup plus en amont, à partir du scénario, tandis qu’en documentaire la composition musicale a tendance à évoluer au gré du montage. Mais je constate par exemple que de plus en plus de réalisateurs écrivent davantage leurs documentaires, recherchent particulièrement des idées de mise en scène, penchant ainsi du côté de la fiction. Et dans le même temps, l’écriture d’un film de fiction se nourrit de plus en plus du réel… Comme pour un film d’animation, où les images animées deviennent de plus en plus réalistes. Les frontières entre les genres se brouillent, et c’est favorable au dynamisme de la création musicale. Dans tous les cas, la musique exerce un pouvoir tellement fort sur les images qu’on peut faire basculer la dramaturgie en une seule note. La musique n’agit pas de manière directe ou rationnelle sur le spectateur, il la vit de manière plus inconsciente, plus émotionnelle.
Je marque plus la différence dans mon rapport à l’identité du film, à l’intention artistique du réalisateur, au cahier des charges que nous fixons ensemble. Ce qui compte, c’est le langage cinématographique envisagé dans le film. Qu’il s’agisse d’un film social, politique ou contemplatif, comme ceux de Yann Arthus-Bertrand ou de Luc Jacquet, la force du documentaire réside naturellement dans son rapport au réel, dans la richesse d’un point de vue qui se construit à travers le mariage des images qu’on crée et celles qu’on prend. Le curseur se déplace, naturellement, selon le rapport au réel qu’exige le réalisateur, qui impose parfois une approche plus délicate dans la mise à distance des protagonistes et des contextes évoqués. Mes expériences de composition pour le documentaire, enrichies par l’extraordinaire diversité qu’offre le genre, façonnent clairement mon approche de la composition pour d’autres genres, dans le sens où mon regard est sans doute moins naïf, orienté vers plus de justesse, d’intelligibilité.
Une liberté sous contrôle, film de la réalisatrice Hélène Trigueros, aborde le rôle des conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation chargés d'accompagner les condamnés qui effectuent leur peine en milieu ouvert. Comment s’est nouée cette première collaboration pour le documentaire ?
C’est lors des rencontres professionnelles du Festival International du Film d’Aubagne, dans le cadre du dispositif « Troisième personnage », que j’ai pris connaissance de ce projet de documentaire. Axé sur la musique à l’image, ce festival propose un espace de discussion entre d’un côté le tandem réalisateur - producteur d’un projet et de l’autre des compositeurs désireux de leur faire des propositions musicales. On reçoit les projets en amont, ce qui nous permet de commencer à réfléchir, non pas dans ce cas sur les images, mais à partir d’un dossier technique présentant l’idée générale du film. J’ai découvert l’univers de la réalisatrice à travers ses deux précédents films qui abordaient déjà les conditions de détention. Nous avons poursuivi une forme de continuité musicale dans l’optique d’une trilogie. Comme le film s’ancrait cette fois à l’extérieur des prisons pour évoquer la liberté surveillée, nous avons opté pour plus d’ouverture dans la musique, plus d’optimisme car même si les personnages demeurent extrêmement marqués par leur expérience carcérale, ils sont dehors. Le thème reprend cette note d’espoir. J’ai composé sans l’image, le film s’est monté à partir des compositions que j’avais créées en amont. C’est une manière de travailler qui se révèle pratique pour tout le monde, notamment parce que le rythme du montage peut s’appuyer sur celui de la musique. L’aspect lancinant de la musique leur a par exemple donné envie de laisser respirer certaines séquences. Le rôle du compositeur prend ici toute sa place dans la mesure où la musique a un impact sur la réalisation.
Extrait – Une liberté sous contrôle de Hélène Trigueros © Dynamo Production, 2013
Dans ce film, la musique est utilisée de manière récurrente en soutien d’une voix, celle des conseillers comme celle des condamnés. Comment avez-vous spécifiquement travaillé cet aspect et à quelles fins ?
Beaucoup de documentaristes ont du mal avec l’idée d’avoir à la fois l’information et la musique en arrière-plan sonore. Dès ma rencontre avec Hélène Trigueros, je me souviens avoir proposé plusieurs musiques possibles pour soutenir une voix ou un texte, afin de leur donner plus de sensibilité et de profondeur. La réalisatrice n’avait pas envisagé d’insérer la musique en soutien de la parole, elle précisait que la musique devait avant tout servir les transitions et les ellipses. À l’écoute du thème principal, le producteur m’a confié qu’il trouvait la musique en adéquation avec la parole mise en scène. C’est devenu une sorte d’évidence pour nous tous. Dans cette séquence la musique permet d'assurer les transitions, de souligner les ellipses et d’assurer une continuité narrative, avec un regard bienveillant et optimiste. Elle déploie un certain lyrisme, avec une montée dramatique qui appelle à « s’envoler », un désir partagé par les protagonistes du film. Elle est pensée comme une métaphore de ce passage, de cet entre-deux qui mène de la prison à l’espoir d’une sortie définitive. Un long et difficile chemin pendant lequel les personnages du film enfilent leur bracelet électronique comme ils porteraient leur croix.
Évoquons désormais Les Héritiers, le premier long-métrage documentaire de Maxence Voiseux. Primé au Cinéma du réel en 2016, le film s’ancre au cœur d’une famille agricole dans l’Artois. Comment trouver la juste place de la musique lorsque l’environnement naturel et les silences occupent l’essentiel de l’univers sonore ?
Extrait – Les Héritiers de Maxence Voiseux © Zeugma Films, 2016
Maxence avait un projet de long-métrage de fiction qu’il avait commencé à écrire, et c’est dans ce cadre que je l’ai contacté. J’ignorais l’existence de ce documentaire qui était alors en cours de fabrication. Il n’avait pas de compositeur et recherchait quelque chose de minimaliste, de sensible, de ouaté avec des nappes de synthétiseur. Son approche m’a beaucoup parlé. C’est un film singulier, au rythme très lent, qui raconte cette histoire avec un regard humble vers ces gens simples. C’est en même temps un film très naturaliste, qui se déploie dans une grande proximité avec la nature environnante comme avec la nature humaine. Il faut doser les curseurs musicaux avec beaucoup de délicatesse. Mon expérience de sound-designer m’a servi pour que la musique s’intègre dans cet univers sonore. Même si je m’occupe rarement du sound-design dans les films sur lesquels je collabore, je pense le monde sonore d’un film dans sa globalité. Si je ressens qu’une séquence doit d’abord vivre grâce au son, je ne chercherais pas à remplir l’espace sonore avec la musique. Je chercherais certainement à amener plus de légèreté, d’équilibres, de nuances. En cela, le sound-design permet de penser la sphère sonore dans son intégralité. Ici, si les instruments sont artificiels, réalisés au synthétiseur, elle n’est pas sophistiquée : on retrouve dans la musique cette forme d’humilité qui met en valeur le propos du film et la juste distance avec les personnages.
L’enjeu du film est celui de la transmission d’un savoir-faire, d’une manière de vivre, d’une identité entre deux générations. Comment la musique permet-elle de l’appréhender ?
Extrait – Les Héritiers de Maxence Voiseux © Zeugma Films, 2016
La musique devait en effet se faire l’écho de tous les enjeux de transmission entre ces parents qui espèrent et leurs enfants qui, sans être totalement à l’aise vis-à-vis de cet héritage, finissent pour la plupart par le poursuivre. Cette séquence est un instant de vie, qui installe le temps de l’introspection tandis que ces jeunes suivent, un peu malgré eux, le cours de leur destinée. J'aime beaucoup ce moment, cette tranche de vie nocturne, ces images d'âmes qui semblent errer. Un moment un peu hors temps que j'ai souhaité illustrer par une musique plutôt intimiste, mélancolique et positive, comme un regard bienveillant posé sur ces personnes qui œuvrent dans l'ombre. Cette musique est organique : j’ai cherché des timbres doux, plus proches de la nature, et d’autres plus déchirants, plus crispants en terme d’intensité, qui marquent les cas de conscience que se posent ces « héritiers », souvent d’ailleurs sur des plans où ils n’en parlent pas. Le milieu agricole est un milieu où les non-dits sont rois. Les rapports de communication sont simples, mais personne n’ose dire ce qu’il pense vraiment. Les notes de musique viennent ici exprimer l’implicite. Elles forment une voix intérieure.
Vous avez également composé la musique d’un autre film de Maxence Voiseux, Le Dernier Socialiste, consacré à l’engagement d’un militant dans les Jeunesses Socialistes lors de l’année de l’élection présidentielle de 2017. Comment avez-vous abordé la composition de cette musique qui évolue au gré des désillusions du personnage ?
Extrait – Le Dernier Socialiste de Maxence Voiseux © Alter Ego Production, 2018
Le réalisateur souhaitait une musique énergique mais légère en même temps, dotée d’une certaine fraicheur comme ces jeunes militants, avec un mélange de flûtes, de guitares ; une musique libre, voire un peu libertaire, à l’image de l’idéal socialiste. Avec ces premières directions, j’ai commencé à composer sur les images à partir d’un montage provisoire. Mais je dois avouer que je n’étais pas convaincu. En tant qu’homme de gauche, j’ai beaucoup souffert de voir et revoir toute cette énergie déployée par les militants, leur formidable dévotion puis la terrible désillusion des élections. Je ne parvenais pas à concevoir un thème musical positif… Les compositeurs sont un peu comme des acteurs qu’on dirige : ils font l’éponge, ils absorbent les sujets que les films abordent. On se met dans la peau des personnages, on s’imprègne de leur histoire, et c’est ce qui nous permet d’être inspirés et créatifs. Finalement, j’ai développé un autre thème, en me laissant emporter au piano par ma « rage intérieure ».
Maxence a eu l’ouverture d’esprit de l’écouter, de l’accepter même si cela ne correspondait pas à son idée de départ. J’avais composé avec des pianos seuls, avec quelque chose d’assez épuré en tête, mais Maxence souhaitait y ajouter des touches électro. J’étais sceptique, mais en l’arrangeant avec des couches électroniques, l’idée s’est révélée judicieuse. La musique accompagne les nouvelles expériences de ces jeunes qui découvrent le monde politique. Elle intervient à chaque fois qu’ils font l’expérience de la politique : le premier meeting, la victoire de Benoit Hamon aux primaires, les meetings de campagne, l’arrivée de Jean-Luc Mélenchon, le choc des résultats… et se déploie selon plusieurs directions, celle de l’énergie du militant, puis celle du désespoir. Sur ce film, c’est peut-être le regard le plus orienté que je me suis permis jusqu’ici, d’abord en raison de la relation de confiance avec le réalisateur, ensuite parce que le sujet du film me touchait particulièrement. Tout au long du tournage durant cette année électorale, Maxence et moi étions régulièrement en contact. Nous sentions bien que les socialistes allaient s’effondrer, mais il ne savait pas encore comment mener le projet à son terme. France 3 s’est engagée tardivement et cela a permis de finir le film. La chaîne a d’ailleurs exigé une version plus courte et je regrette que certaines séquences musicales aient été en partie sacrifiées.
Dans Hillary Clinton, la femme à abattre, réalisé par William Karel, vous restez dans l’univers de la politique mais avec une approche musicale très différente. Comment l’expliquez-vous ?
Avec Maxence Voiseux, nous étions presque collés au réel, dans une forme d’authenticité qui nous oblige à avoir une profondeur dans la musique pour rester à juste distance des personnages. Les films de William Karel se situent dans un registre différent. Ils concernent souvent des sujets historiques ou politiques, il s’agit plutôt de décrypter des enjeux ou des stratégies et donc le traitement est moins ancré dans le réel. Dans ce contexte, la musique peut se permettre de s’inscrire dans les codes de la fiction. À ce titre, l’approche de William Karel est très cinématographique au niveau des références musicales. Des références américaines en l’occurrence sur ce film consacré à Hillary Clinton : des musiques de Howard Shore, des films comme L’Étrange Histoire de Benjamin Button (David Fincher, 2009) ou de séries comme House of Cards. Plutôt que l’animal politique, la dame de fer, le roc que représente Hillary Clinton, j’ai souhaité souligner par la musique sa féminité, sa délicatesse, la fragilité de cette femme qui a accompagné et guidé son mari vers la présidence avant de suivre son propre chemin. C’était l’idée du thème principal.
Écouter un morceau composé pour le film Hillary Clinton, la femme à abattre
C’était une collaboration assez singulière, dans le sens où les rapports avec le réalisateur ont rarement été directs. J’étais en relation plus étroite avec Pauline Pallier sa monteuse. Ce qui a véritablement marqué la différence sur ce film, c’est la possibilité d’enregistrer la musique avec des musiciens. Nous avons pu enregistrer un petit ensemble (quatuor à cordes et clarinette) et nous l’avons mélangé avec un orchestre virtuel. La musique d’orchestre a un coût que les budgets du documentaire ne permettent pas. Beaucoup de réalisateurs ne font même plus appel à des musiciens et il faut dire, même si pour moi la différence se fait toujours réellement sentir, que la musique par ordinateur est de plus en plus réaliste aujourd’hui.
Le documentaire Mexique, justice pour les disparus (André Chandelle et Patrick Remacle, 2017) évoque la lutte presque impossible de militants des droits de l’homme contre l’impunité des protagonistes de la guerre de la drogue au Mexique. Comment exprimer musicalement cette violence et ce trauma qui déchirent la société mexicaine ?
Extrait – Mexique, justice pour les disparus de André Chandelle et Patrick Remacle © Narratio Films, 2017
Les intentions artistiques des réalisateurs s’inspiraient essentiellement de la musique composée par Mica Levi pour Under the Skin (Jonathan Glazer, 2014), une musique très moderne, minimaliste, dissonante. Ils avaient envie d’exprimer la lourdeur de cette situation tragique. J’ai envoyé des musiques que j’avais déjà créées dans ce registre-là. Ils ont commencé à monter sur ces musiques, qui n’étaient pas disponibles pour le film, mais qui leur ont permis de préciser la narration. Beaucoup de réalisateurs fonctionnent de cette manière, avec des « temp tracks », des morceaux temporaires utilisées au montage. Si certains compositeurs ont du mal avec cette méthode, je trouve personnellement que cela aide pour comprendre la direction envisagée, à condition qu’on puisse évidemment s’en détacher. Sur ce film, j’ai travaillé de manière expérimentale avec mes instruments, notamment avec la guitare électrique. Dans cette séquence, j’ai par exemple fait rebondir un couteau entre les cordes de ma guitare pour obtenir ce bruit métallique. Avec cette petite interférence métallique, je voulais qu’on ressente toute cette violence dans la musique même.
Le film De l’or dans la poussière (Jade Mietton, 2018), qui raconte la ruée vers l’or de milliers de Sahariens au nord du Niger, s’ancre dans un contexte musical hybride. Comment trouver l’équilibre dans la composition entre un héritage traditionnel fort et de nouvelles formes musicales ?
© Koklico
Écouter un morceau composé pour le film De l'or dans la poussière
Lorsque j’ai rencontré la réalisatrice Jade Mietton, elle m’a confié vouloir situer la musique en contrepoint de ce qu’on peut attendre du sujet. Elle voulait éviter que la musique soit trop collée aux images. L’idée consistait à mélanger des éléments traditionnels – des flûtes peuls, des percussions – avec des sons synthétiques et électroniques. De mon côté, je suis toujours très sensible à l’exploration de nouveaux univers musicaux et sonores. Je ne me fixe aucune limite, même si je peux me sentir moins légitime à composer par exemple de la musique tzigane ou du tango, des musiques très ancrées dans des identités et des traditions qui leur sont propres. En revanche, travailler à des formes hybrides en mélangeant ces influences à mes inspirations est très stimulant. Cela me permet de renouveler mon regard sur la musique à l’image, d’évoluer dans mon écriture.
Extrait – De l'or dans la poussière de Jade Mietton © Koklico, 2018
L’une des demandes de la réalisatrice consistait à créer une connexion entre le son et la musique, d’envisager un traitement comme de la musique concrète. Ce qui était intéressant pour moi, c’est qu’il y avait dans le montage un tempo qui fonctionnait : on était synchrone musicalement entre les images et les coups de marteau. J’ai créé la musique sur cette base, en partant sur un univers de pioches et de pierres. Cette musique a permis aussi de résoudre certains problèmes de montage son sur la séquence.
Vous avez composé également de manière hybride sur le documentaire Fort comme un ours (Thierry Robert et Rémy Marion, 2018), bientôt diffusé sur Arte, consacré aux expériences scientifiques menées sur les ours afin de combattre les problèmes de santé publique. Quel regard portez-vous sur ce que peut apporter la musique à la rigueur d’un documentaire scientifique ?
Extrait – Fort comme un ours de Thierry Robert et Rémy Marion © ARTE France, Le Cinquième Rêve, Pôles d'images, 2018
La forme du documentaire scientifique est souvent classique, ancrée dans des expériences, dans la démonstration d’une logique rationnelle et parfois dans un registre plus aventureux, comme ici quand il s’agit d’expéditions, qui fait naturellement appel à la dimension orchestrale et lyrique de la musique. Le réalisateur de ce film voulait justement proposer autre chose, en exploitant la musique pour lui donner une teinte plus artistique et mystique. Il m’a envoyé des images de cette artiste indienne, Laura Grizzlypaws, qui cherche à sensibiliser à la cause animale en dansant sous une peau d’ours. Ces images reflétaient bien l’idée générale de ce film, à savoir un rapprochement entre l’homme et l’ours. Il fallait trouver un équilibre musical entre le côté sophistiqué des machines des méthodes scientifiques et celui plus traditionnel, instinctif, sauvage de l’ours et des croyances indiennes. J’ai cherché dans les percussions une matière profonde, organique, un rythme qui puisse se scander, comme un chant tribal, mais mélangé avec des instruments orchestraux. Les thèmes que j’ai développés traduisent ce mélange classique et ethnique. Leur utilisation, au début et à la fin du film, encadre ce documentaire scientifique avec un regard plus vaste, élargi à d’autres réalités.
Le diffuseur est intervenu dans le traitement pour recentrer davantage le film sur le caractère scientifique, ce qui a entraîné de nombreux réajustements de montage en urgence. En trois semaines, j’ai dû écrire ou réécrire quarante minutes de musique et l’enregistrer. L’adaptation d’un thème musical aux évolutions du montage, cela fait partie de la réalité de la tâche d’un compositeur qui travaille sur des montages successifs qui évoluent. Penser une musique millimétrée, calibrée à l’image dès le départ peut vite se révéler contre-productif. Du coup, lorsque je travaille sur des pré-montages, j’évite d’être trop précis par rapport à l’image. J’essaie plutôt de travailler sur des thèmes qui vont refléter telle ou telle séquence, mais qui ne sont pas encore calibrés à l’image. Il faut pouvoir se dégager une marge de manœuvre pour se permettre de les travailler plus en détail une fois le montage définitif.
Vous évoquez souvent l’interventionnisme des chaînes de télévision dans le montage définitif des œuvres. Dans quelle mesure le mode de diffusion du film influence-t-il la construction et la place de la musique ?
Du point de vue de la recherche d’une liberté formelle, il y a une distinction évidente entre des films financés par la télévision et ceux qui se destinent au cinéma. Dans le premier cas, on a souvent le sentiment d’être dans une forme d’artifice de la musique qui est avant tout pensée dans sa fonction illustrative. Dans le cinéma documentaire, le récit émerge plus souvent de la coexistence entre la musique et l’image, laissant certainement plus de place pour penser et construire la musique d’un film. Mais cet espace créateur de sens existe aussi malgré tout à la télévision. En amont, les réalisateurs ont aussi cette ambition. Par exemple, le réalisateur de Fort comme un ours souhaitait une musique extrêmement présente même si elle restait en arrière-plan, tandis qu’un réalisateur comme William Karel laissera beaucoup plus de place au texte et à la parole. La musique viendra souligner les images fixes et la voix off. C’est le choix du réalisateur. Quand les chaînes interviennent, je constate qu’elles transforment souvent l’ambition de départ du réalisateur en un objet plus didactique. La musique s’adapte à ce formatage de l’image.
La qualité d’une composition musicale pour le documentaire dépend beaucoup de la relation à instaurer entre le réalisateur et le compositeur. Jusqu’où pensez-vous que la tâche du compositeur doit mener ? Comment considérez-vous par exemple la place du compositeur au mixage ?
Pour un compositeur, l’étape du mixage est un moment délicat. Vingt ans auparavant, la plupart des compositeurs venaient d’un milieu classique, composaient leur musique, et se retrouvaient par un concours de circonstances à travailler pour le cinéma. Même si certains d’entre eux ont été de véritables cinéphiles, ils pensaient la musique avant de penser au film. Et ils se retrouvaient parfois pris au piège du mixage, comme le compositeur Michel Legrand qui a confié avoir vécu des expériences très difficiles. Quand on travaille sur les images, on a tendance à mettre la musique à un niveau élevé, et on s’habitue à l’entendre un peu plus forte qu’il ne le faudrait. Il y a une forme d’incompréhension, de lutte pour que la musique prenne sa place, notamment lorsqu’elle est au premier plan ou dans certaines séquences où elle peut s’avérer pertinente sur le plan sonore. Depuis quelques années, je n’assiste plus aux mixages des films, car cela doit rester avant tout le choix du réalisateur. Un compositeur a conscience qu’il travaille au service d’un ensemble complexe où il y a énormément d’intervenants et où le réalisateur est le chef d’orchestre. C’est naturellement à lui que revient la liberté artistique de décider du sort de la musique, de son niveau, de sa place, de sa fonction. Certains réalisateurs craignent d’être démunis face à la musique de film, mais tout l’enjeu de cette collaboration consiste justement à trouver un langage commun, un vocabulaire qui permettra au compositeur de répondre musicalement aux intentions cinématographiques du réalisateur.
Dans quelle mesure la mise en place de mécanismes d’incitation, notamment via le CNC ou la SACEM, permet-elle une plus grande prise en compte de la musique originale dans le documentaire ? Comment cela impacte-t-il votre approche ?
Ces mécanismes représentent une grande richesse pour l’audiovisuel et pour la musique originale parce qu’aujourd’hui les compositeurs sont confrontés à une concurrence assez rude. Il suffit de penser aux librairies musicales, avec lesquelles il m’arrive de travailler par ailleurs. Ces éditeurs, qui achètent directement la musique pour la placer dans des programmes de flux, des programmes documentaires voire de cinéma, ont un pouvoir de communication et de commercialisation très important. Ils peuvent cependant financer la création d’une musique originale et deviennent alors des partenaires artistiques et financiers pour le compositeur. Certains thèmes issus du documentaire de William Karel consacré à Hillary Clinton ont par exemple été repris dans de nombreux documentaires. Chacun y trouve son compte. Au-delà de cette concurrence, le fait que le CNC et la SACEM sensibilisent le producteur à l’utilisation de la musique originale permet aussi d’appréhender cette question de la musique assez rapidement dans le processus de fabrication du film. Cela nous permet de pouvoir travailler bien avant le montage, ce qui est particulièrement intéressant car plus on travaille en amont sur le film, plus on va avoir de profondeur, du recul. Cela sert l’intelligence du film. Personnellement, je n’ai pas forcément besoin d’images pour construire une musique et je préfère y réfléchir le plus en amont possible.
Quel regard portez-vous sur l’état actuel et l’évolution de la composition musicale en documentaire ?
Avec la musique électronique, de nouvelles formes se révèlent et je trouve qu’il y a là une formidable voie d’exploration ! Elles renouvellent le paysage audiovisuel de la composition musicale, qui s’est quand même longtemps reposé sur quelque chose d’automatique, d’attendu, de prévisible. En tant que spectateur, j’avais la sensation sur beaucoup de films d’une musique « papier peint », pour reprendre l’expression d’Igor Stravinsky. Or, lorsqu’on choisit d’utiliser de la musique dans une séquence, il faut qu’elle soit nécessaire, qu’elle serve la narration ou qu’elle élargisse le regard. La musique est un artifice, mais il faut l’utiliser avec parcimonie, cela ne doit pas être automatique. Entre l’émergence d’une nouvelle génération de réalisateurs, celle d’une nouvelle génération de compositeurs qui proviennent de milieux plus divers, comme par exemple les artistes pop ou électro – dont certains apportent beaucoup à la musique de film – et enfin de nouvelles alliances sonores avec des approches qui proviennent du sound-design, nous sommes clairement aujourd’hui à un carrefour. Ce virage concerne aussi la fonction de la musique. La musique a longtemps été utilisée en soutien de l’image, c’est à dire en fonction des composantes diégétiques apparentes. Une course-poursuite à l’image exige une musique d’action, du rythme, de la tension, des dissonances... Il est nécessaire de conserver cette fonction, mais aujourd’hui on peut travailler sur d’autres formes comme le contrepoint, penser une musique en opposition à ce qu’on voit à l’image. En ce sens, mon approche de l’écriture à l‘image a beaucoup évolué. Si à mes débuts, j’essayais de rester le plus proche possible du montage image, désormais je m’en éloigne, je cherche plutôt à délier l’image de l’écriture de la musique.
Propos recueillis par François-Xavier Destors les 5 et 6 décembre 2018
Entretien réalisé en partenariat avec la Sacem