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Entretien

Jorge Arriagada

Rencontre avec un compositeur de musique originale

Installé en France depuis 1966, Jorge Arriagada est l’une des grandes figures internationales de la composition musicale. Disciple de Max Deutsch, Pierre Schaeffer ou encore de Pierre Boulez, il traverse les genres et explore l’ensemble du spectre sonore dans ses multiples concerts et pièces. Depuis plus de quarante ans, et sa rencontre avec Alain Resnais, Jorge Arriagada joue aussi avec les images du cinéma. Compositeur attitré de Raúl Ruiz, une collaboration riche de 46 films, Jorge Arriagada a composé autant pour la fiction que pour le documentaire.

Lorsque vous étudiez la composition et la direction d’orchestre au Conservatoire National de Musique à Santiago du Chili, au début des années 1960, aviez-vous déjà en tête de composer pour le cinéma ?

Non, pas du tout. Au Chili, j’ai étudié sans penser à travailler pour le cinéma. D’ailleurs quand j’étudiais la musique, il n’y avait pas d’école de cinéma, encore moins d’études pour la composition de musique de films. D’ailleurs, peu de compositeurs faisaient du cinéma. À part les grands compositeurs américains comme Miklós Rózsa, William Schuman ou Bernard Herrmann, globalement il n’y en avait pas plus d’une dizaine. Aujourd’hui, nous sommes plus d’une centaine de compositeurs !

Ma mère avait créé les écoles Montessori au Chili et la musique faisait partie de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. La méthode consistait à apprendre en jouant. C’est ainsi que j’ai appris l’alphabet, à combiner des mots, et la musique en même temps ! Ma mère jouait du piano, elle faisait de la peinture, elle connaissait la philosophie… Elle m’a encouragé et soutenu, plus tard, quand j’ai décidé de faire une carrière dans la musique, vers 16 ans. À l’époque, contrairement à la France, on ne pouvait pas entrer en école supérieure de musique sans le baccalauréat. Les études de musique supérieure étaient très complètes : l’histoire de la musique était une matière obligatoire, comme l’histoire de l’art, l’acoustique, la direction d’orchestre, l’harmonie, le contrepoint, l’écriture… Il y avait une douzaine de matières à valider pour passer dans l’année supérieure, et cela pendant cinq ans. À l’issue du conservatoire, j’ai gagné une bourse pour venir ici, en France. Je suis resté boursier pendant plusieurs années, ce qui était formidable !


Quitter le Chili, quelques années avant que d’autres artistes ne soient contraints à l’exil, était-ce pour vous la possibilité de poursuivre votre apprentissage en toute liberté ?

À l’époque, je touchais aux limites de mon école. En 1964, lorsque j’ai entendu la troisième sonate pour piano de Pierre Boulez, et je me suis dit qu’il fallait absolument que j’apprenne ça. Au Chili, personne ne pouvait m’apprendre le surréalisme intégral boulézien. Alors qu’il y avait Max Deutsch à Paris, avec lequel je suis resté quatre ans pour étudier l’expressionnisme, puis l’école sérielle. D’autre part, je me suis énormément intéressé à l’électroacoustique avec Pierre Schaeffer. Je savais qu’une connaissance plus importante de l’acoustique me permettrait de parfaire mon apprentissage de l’orchestration. Il me fallait apprendre le jeu des fréquences, réaliser des mélanges pour que deux instruments joués ensemble puissent produire un son similaire… J’ai créé mon propre laboratoire de musique électroacoustique, cela m’a énormément servi pour l’orchestration.

Grâce à ce travail, j’ai gagné le prix de la Fondation Guggenheim. Je suis parti à Stanford, aux États-Unis, pour travailler la musique électronique sur ordinateur. Là-bas, j’ai rencontré John Chowning qui a créé le premier synthétiseur digital, le DX7 qui a été ensuite vendu à Yamaha. C’est lui qui a inventé la modulation des fréquences. À Stanford, c’est la première fois que je vois une image synthétique et, grâce aux haut-parleurs, que je vois circuler le son autour de moi. À l’époque, on travaillait avec des machines énormes qu’il fallait maintenir dans des chambres réfrigérées, et beaucoup moins puissantes qu’un simple ordinateur d’aujourd’hui !


D’où vous est venu le désir de composer pour le cinéma ?

À l’époque, on faisait des choses en France. Il y avait des peintres qui participaient à des groupes de recherche au niveau de l’image, comme Robert Lapoujade qui avait réalisé Le Socrate (1968). Nous travaillions l’image, dessinions la pellicule, c’était assez avant-gardiste. On « musicalisait » tout cela : je venais avec mon orchestre au musée d’art moderne ou à la Biennale de Paris, nous jouions sur les images que nous présentaient les cinéastes. C’était des performances un peu plastiques, mais le support était la pellicule.

Mais c’est le hasard d’une rencontre avec Alain Resnais qui m’a donné l’idée. J’ai eu la chance d’être invité par une amie à voir les rushes de Providence (1977), et quand j’ai vu le tempo piano de Miklós Rózsa, qui collait tellement bien, j’ai voulu travailler pour le cinéma, pour appuyer une image, servir de support ou exprimer autre chose que l’image elle-même.


Quels sont vos premiers souvenirs de cinéma ?

L’idée de travailler la composition musicale pour le cinéma m’est venue avec Alain Resnais, mais mes premières images de cinéma me ramènent en enfance : c’est Bambi, Moby Dick, L’île au trésor, Peter Pan… C’est curieux car lorsque nous nous sommes rencontrés avec Raúl Ruiz, à l’époque où je dirigeais le laboratoire de musique du Centre Américain du boulevard Raspail, on s’est aperçu qu’on avait les mêmes souvenirs de cinéma, des grands romans adaptés au cinéma, qui n’ont jamais été démodés. Et d’ailleurs nous avons un peu fait ça avec Raoul Ruiz… Il a adapté L’Île au trésor, mais quelque part il a aussi fait Moby Dick ou Peter Pan. Nous aimions jouer tous les deux, nous amuser, et trouvions important de rester un peu enfant lorsqu’on crée quelque chose.


Votre rencontre avec Raúl Ruiz marque le début d’une collaboration qui va durer plus de 35 ans. En quoi collaborer avec un cinéaste doté d’une grande culture musicale comme Raúl Ruiz a-t-il influencé votre approche de la composition musicale pour le cinéma ?

C’était une relation unique. Nous nous sommes rencontrés jeunes, nous étions Chiliens tous les deux, et nous avons travaillé ensemble sans jamais nous arrêter sur 46 films. C’est quelqu’un qui a été aussi très fidèle avec ses comédiens, sauf lorsqu’ils étaient trop chers ! Quand tu arrivais chez lui, il y avait toujours de la musique, un Bolero, une musique dodécaphonique… Il lisait avec la musique, il filmait avec la musique. Je ne connais pas d’autres cinéastes qui ont utilisé la musique comme lui. Sa culture musicale était immense, et ses intentions d’autant plus précises.

Dans Trois vies et une seule mort, par exemple, il m’avait demandé de commencer ma composition avec les premières mesures d’un thème de Schubert, juste pour que les gens reconnaissent le début et soient surpris. Pour Le Territoire, nous étions avec Wim Wenders qui tournait alors L’État des choses, la même équipe tournait les deux films à Sintra, au Portugal. Un soir, Raúl me dit : « tu sais, dans la bibliothèque, il y a le Traité d’harmonie de Schönberg. Mais je n’y comprends rien ». Il voulait que je compose le thème du château – les deux autres thèmes du film étant la lagune et le territoire. Sur mon synthétiseur de piètre qualité, je joue quatre mesures du choral magnifique issue du Traité. Alors il me dit : « C’est ça, le château ! ». C’est une série dodécaphonique que j’ai inversée : je l’ai jouée à l’envers et je lui dis « voilà ta composition ». J’ai dû arranger harmoniquement deux ou trois choses mais globalement c’est la même.

Pour Raúl, ce que disait le comédien avait parfois peu d'importance, il voulait un spectacle plus moderne, où la musique enveloppait tout, les images, les dialogues. C’est une écriture particulière, différente, et je n’ai jamais pu reproduire ce type de travail avec quelqu’un d’autre.


L’œuvre de Raúl Ruiz, qui définissait le cinéma comme un médium « qui nous fait voyager dans un au-delà où habitent les fantômes perdus », laisse une grande place à l’imaginaire. Sa vision du cinéma vous a-t-elle permise, au fur et à mesure de votre collaboration, de faire évoluer votre approche de la composition ?

Oui, énormément ! Nous avons appris ensemble, en collaborant. Malheureusement, les choses originales que nous avons faites ensemble, peu de personnes les comprennent : c’est trop abstrait. D’ailleurs nous n’avons jamais eu beaucoup de spectateurs !

Le premier film, c’était Colloque de chiens (1977). Nous n’avions rien, juste un synthétiseur analogique de très mauvaise qualité, et j’ai fait ça à la Herrmann, comme j’ai pu. Aujourd’hui, je vois des films qui font la même chose, cinquante ans après ! Raúl aimait beaucoup la musique contemporaine, et c’est le cas de peu de réalisateurs. C’est l’écriture qui comptait. Dans L’hypothèse du tableau volé, c’est une musique totalement contemporaine. Ce n’est pas une musique de film, il y a deux thèmes sériels, c’est plus abstrait, à l’image du film. Raúl Ruiz ne voulait pas du tout de mélodie traditionnelle. J’avais une flûte, deux corps, une voix. La première fois que nous avons eu un orchestre symphonique, c’était en 1981 pour Le Territoire. Grâce au producteur Paulo Branco, nous avons pu enregistrer à Sintra, au Portugal. Pour amortir le budget de l’orchestre, je faisais la musique pour Raúl, et en même temps pour un autre film de João Botelho.

Nous avons fait énormément de musiques originales ensemble, mais Raúl Ruiz a aussi utilisé toute ma musique symphonique pour ses films. Mes premières œuvres datent de 1966, je faisais des œuvres sérielles, entre 1967 et 1971 j’ai donné de très nombreux concerts. Il s’est servi de cela pour ses films commandés pour l’INA ou pour les films pour lesquels il n’avait pas les moyens de se payer des enregistrements. Dès lors, il me demandait l’autorisation d’utiliser mes pièces.

Extrait - Cofralandes I, Hoy en Dia (Rhapsodie chilienne), Raúl Ruiz 2002 © RR Producciones

Ici c’est une séquence que Raúl aimait beaucoup. Il m’a raconté qu’un jour il passait par Valparaiso. Vers 18h, dans les quartiers chics, toutes les bonnes arrosent les plantes à l’extérieur, au bord des routes. Un jour, il a vu un monsieur qui arrosait le ciment. Il a trouvé ça génial, et il a conçu cette séquence, basée sur quelque chose d’insolite et pourtant personne ne réagit. Tout le monde est là, comme à l’église, à regarder cet arrosage inutile.

La musique fait voyager dans l’espace, il s’y passe énormément de choses, créant un contraste très fort avec la passivité des visages. L’exagération de la musique crée l’opposition. Mais ce n’est pas une musique composée pour le film, ici il s’est plutôt servi d’une de mes pièces symphoniques qui n’avait rien à voir avec le cinéma. Il n’aurait jamais eu les moyens de s’offrir cette musique symphonique pour ce film, il y a près de 90 musiciens ! Ce sont des musiques qui n’ont pas besoin d’images, quand on les écoute elles racontent tellement de choses.

Pour ce documentaire, le dernier que nous avons fait avant la mort de Raúl Ruiz, il s’agit d’une création originale. La première partie correspond à une musique électroacoustique, qui fait un peu science-fiction. La seconde est la maquette d’une pièce de théâtre, Amledi el tonto, que Raúl préparait au Chili. J’en composais la musique. Avant de partir l’enregistrer là-bas avec un véritable orchestre, des trombones, des trompettes, que des cuivres, il m’a demandé de lui laisser la maquette, synthétique, pour ce film. Il trouvait que ce côté héroïque, médiéval, convenait parfaitement pour ce documentaire !


À l’image de Raúl Ruiz, qui jouait avec les frontières de genre, vous avez beaucoup composé à la fois pour des films de fiction et pour des films documentaires, souvent avec le même réalisateur. Votre approche de la composition diffère-t-elle selon le genre du film ?

Dans mon approche du film, il n’y a pas de différence fondamentale entre un documentaire et une fiction. Ce qui fait la différence, c’est le sujet interne du film, son propos, l’espace donné à la musique, la place des extérieurs, la psychologie des protagonistes… Par rapport à la fiction, le documentaire peut être plus aérien, si l’on peut dire. On montre moins de choses, mais on peut dire plus. C’est ça qui est intéressant.

Souvent, les films documentaires invitent à créer musicalement de la fiction. C’était par exemple le cas de L’Avocat de la terreur, de Barbet Schroeder. Nous disposions d’images extraordinaires mais le personnage principal était plutôt austère. Avec la musique, il faillait manipuler les sentiments du spectateur afin qu’il entre dans le sujet comme s’il regardait un film avec des comédiens. Dans ce type de documentaire, la musique sert à renforcer l’émotion. Les films qui sont élémentaires au niveau du discours, qu’il s’agisse d’une fiction ou d’un documentaire, m’intéressent moins. Il faut donner un rôle particulier à la musique. Cela ne sert à rien de décorer. Raúl Ruiz a toujours fait un contrepoint entre ce qu’on regarde et ce qu’on entend. La musique exprime autre chose. Soit elle accentue le côté étrange de l’image pour lui donner plus de caractère, soit elle est plus abstraite et donne plus d’intériorité au personnage. En aucun cas, la musique ne doit exprimer la même chose que l’image. La fonction de la musique, c’est de donner une autre dimension à l’image. C’est sa force. Encore faut-il qu’il y ait l’espace pour le faire : Rohmer n’a jamais mis de la musique dans ses films, ça parlait tellement !

Enfin, la grande différence entre un documentaire et une fiction réside certainement dans les moyens qui sont mis à la disposition du compositeur. Sur ce point, le documentaire est le parent pauvre, et de très loin. On ne peut que très rarement disposer d’un orchestre pour la composition d’un documentaire, ni en vivre de manière plus générale. Sauf peut-être si l’on travaille exclusivement pour la télévision, mais c’est très formaté. Dans ce cadre, je trouve que la musique d’un documentaire a tendance à se banaliser. Aujourd’hui, la quasi-totalité des films proposent une musique new-age, et je ne le supporte pas ! Il faudrait que les réalisateurs puissent avoir la possibilité de libérer un peu plus leur imagination.


Dans le cas de L’Aile d’un papillon, un documentaire scientifique consacré à la migration des papillons monarques diffusé à la télévision, la musique symphonique s’apparente à un film de fiction… Est-on plus libre, quand on est compositeur, face à ce type de documentaires ?

Oui, mais c’est une exception : il s’agit certainement du documentaire pour lequel j’ai eu le plus de moyens à ma disposition. C’est la télévision américaine qui finançait. J’ai composé six thèmes symphoniques pour ce film. Il fallait écrire, enregistrer avec l’orchestre du Capitole de Toulouse, avec des chœurs… Il n’y avait que des extérieurs qui se prêtaient à la musique. Les papillons voyagent sur plusieurs milliers de kilomètres, ce n’est pas celui qui part qui arrive, ils procréent en vol, et ils arrivent tous dans une forêt près de Oaxaca, au Mexique, où ils hibernent. Quelques mois après, ils se réveillent et repartent. C’était un vrai travail d’écriture, qui s’apparente à ce que je fais pour un film de fiction. Mais là on peut se permettre d’aller au-delà de ce qui est montré, faire appel à la puissance d’évocation de la musique pour accompagner les papillons, les grandes étapes de ce voyage, de la vie d’un papillon… J’ai voulu faire une musique à la hauteur de l’aventure cinématographique, de ces paysages grandioses, comme Indiana Jones, un cliché musical en quelque sorte.


Il y a un autre cinéaste qui partage sa vie entre la France et le Chili, et avec lequel vous avez également beaucoup travaillé, c’est Patricio Guzmán. Est-ce notamment par rapport au sujet de la plupart de ses films, consacrés aux enjeux de mémoire au Chili, que vous avez voulu travailler avec lui ?

Le sujet du film est très important. Mais le plus important, c’est la façon de raconter, de montrer. Patricio Guzmán montre quelque chose, mais il parle toujours d’autre chose. De la politique et de la mémoire, en l’occurrence. Son cinéma est engagé, et évidemment, cela me parle. Il faut avoir du courage pour affronter cela, pour faire entendre sa voix. Je respecte énormément sa volonté personnelle de lutter contre l’oubli, de convoquer la mémoire. Il ne faut jamais arrêter de faire des films sur la guerre, il faut continuer à dire, à montrer, à rappeler que ces choses se sont passées.

Je suis plus exigeant sur son rapport à la musique, que j’aimerais plus original. Il n’est pas très doué pour la musique, ce qui est dommage : il décore simplement mais il pourrait aller plus loin. On se bagarrait toujours un peu autour de sa volonté d’utiliser abondamment la guitare.

Pour Salvador Allende (2004), je lui ai prêté des musiques avec une couleur, un contexte lourd, avec de l’orchestre. Le thème est issu d’un film de João Botelho. Il a été composé pour Moi, l’autre (Conversa Acabada) sur la correspondance entre les deux poètes Sá-Carneiro et Fernando Pessoa. Sa-Carneiro s’est suicidé au cyanure, à l’époque de Satie. Le thème surgit à chaque fois que Sá-Carneiro reçoit une lettre de Pessoa. Pour Allende, j’ai changé la tonalité de l’original pour lui donner une dimension plus aigüe. C’est intéressant de donner un nouveau souffle à de la musique déjà composée. Dans la séquence de la peintre, la musique prend toute sa puissance, elle donne une autre dimension à la parole, plus mélancolique. Elle est seule, et seulement un corps anglais chante. On s’aperçoit que les situations se répètent, même si elles n’appartiennent pas au même contexte. C’est un peu la même chose que pour Moi, l’autre, cela donne de l’intériorité à la personne qui est en train de parler. Peu importe le film, c’est ce que tu veux souligner musicalement qui compte.

Avec Patricio, nous avons fait des films sur d’autres thèmes, avec une musique plutôt au service de l’imaginaire : c’est le cas dans L’Île de Robinson Crusoé, de Madrid ou de Mon Jules Verne. Dans ce film, la narration anticipe ce qui va se passer. Le regard de Guzmán sur Jules Verne est celui d’un visionnaire. Le thème principal, celui du générique, est original. Je l’ai construit à partir du voyage, de l’aventure d’un personnage qui évolue selon les différents continents qu’il traverse.

Dans cette même logique d’imaginaire et de voyage, j’ai travaillé sur L’Astronome et l’Indien, de Sylvie Blum et Carmen Castillo. Le sujet du film est proche de Nostalgie de la Lumière, de Patricio Guzmán. Il se passe aussi dans le désert d’Atacama, au Chili, où les Indiens côtoient les astronomes. Sur ce film, j’ai composé une musique des étoiles. On a souligné l’immensité du désert d’Atacama, mais en même temps il fallait faire un contrepoint des cloches, des choses très aigües, pour imaginer l’immensité du ciel. J’ai conçu la musique pour mettre en opposition les deux regards qui composent le film : ceux des Indiens et ceux des scientifiques. L’Indien comprend tout, les scientifiques, eux, ne comprennent pas grand-chose. Cette musique vers les étoiles, c’est le regard de l’Indien.

Extrait - L’Astronome et l’Indien de Sylvie Blum et Carmen Castillo, 2002 © Ex Nihilo

À quelle étape du processus de fabrication d’un film préférez-vous intervenir ?

Très peu de cinéastes travaillent la musique au moment de l’écriture du film, ce qui serait pourtant logique. Raúl Ruiz pensait la musique lorsqu’il pensait son film, même s’il n’écrivait rien ! C’est toujours mieux de réfléchir en amont, d’aller dès l’origine dans le sens de l’écriture de l’œuvre. On n’enregistre jamais la musique avant que le montage ne soit fait, pour des questions de longueur, mais on peut déjà travailler sur des idées, essayer, montrer. Avec les moyens d’aujourd’hui, c’est très facile d’établir les directions possibles, et parfois cela aide le réalisateur à déterminer le sens de son écriture.

Avant les tournages, Raúl faisait souvent écouter la musique aux comédiens afin qu’ils saisissent avec justesse son intention. Pour le film Les Trois Couronnes du Matelot, par exemple, il voulait que les marins chantent pendant le tournage : il fallait donc composer le thème bien avant. Parfois, Raúl composait les images à partir de ma musique, comme une sorte d’hommage. Il s’inspirait de la musique pour imaginer une séquence. Et puis il n’a jamais monté sans la musique. Elle lui donnait un tempo pour les images. Une fois la musique écrite et enregistrée, je n’intervenais plus. Sauf lorsqu’il avait besoin d’éléments plus simples. Alors je faisais des enregistrements séparés, souvent pour des raisons économiques d’ailleurs. J’enregistrais les cordes séparées des bois et des cuivres, etc. Il avait donc trois musiques pour le prix d’une !

Sur la plupart des films, le travail se fait au montage. En fiction comme en documentaire, la musique aide à structurer le récit. Dans une séquence de L’Avocat de la terreur, par exemple, le raccord entre l’image d’archive et les images tournées n’était pas très fluide. Des camions remplis de militaires arrivent en archive, puis notre personnage survient et monte un escalier. Mon rôle consiste ici à travailler sur l’unité musicale afin d’accompagner la rupture des images. La musique accompagne les camions et continue sur l’escalier, alors qu’un mouvement de corde annonce l’arrivée du personnage que nous suivons. De la même façon, j’ai travaillé avec Olivier Assayas sur un film dans lequel il avait des plans saccadés avec un seul personnage. Il aurait adoré le filmer en plan séquence mais ce n’était pas possible. Je lui ai donc proposé de faire ce plan séquence en musique, et cela a fonctionné !


Si la musique structure le récit, elle permet également, sur les films qui s’y prêtent, de l’ancrer dans le contexte musical de leur époque. N’est-ce pas là l’une des forces de l’écriture que de pouvoir inscrire un film, comme pour Le Temps retrouvé ou It’s all true, le documentaire inachevé d’Orson Welles, dans la musique de son époque ?

Le Temps retrouvé, c’était le film qu’il ne fallait pas rater et nous l’avons très bien réussi ! J’ai eu la chance que Raúl Ruiz me demande de composer la Sonate de Vinteuil, que personne n’avait composée jusqu’alors. Cela m’a énormément aidé pour faire évoluer mon approche. Dans le film, il y a un véritable respect pour l’impressionnisme de l’époque de Proust, et pour cela il faut savoir écrire, c’est clair. La tendance aurait voulu une approche plus moderne, ajouter des xylophones ou d’autres instruments... Mais Raúl ne voulait pas que l’on sorte de l’époque, il considérait que c’était au contraire une manière de renforcer ce sentiment.

Sur le documentaire d’Orson Welles, le producteur voulait que je modernise la musique. Je m’y suis opposé. Pour le film, j’ai dû aller passer un examen à Los Angeles. Il y avait un Brésilien et moi-même, nous étions chacun dans une chambre à composer. J’ai refusé d’utiliser le synthétiseur, et j’ai privilégié l’orchestre. J’ai pensé qu’il fallait absolument rester dans son émotion. Il vient de finir Citizen Kane, il est en train de monter The Magnificent Ambersons, il cherche une éthique comme celle de Herrmann, de Newman. Je ne voulais pas faire d’un film qu’il a fait alors qu’il avait 28 ans un produit avec de la musique synthétique… Mais ils n’ont pas aimé, ils ont trouvé cela trop vieillot. Pourtant, c’est moi qui ai finalement réalisé la musique. Tout est orchestré. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on était venu me chercher : il fallait quelqu’un qui écrive de la musique, quelqu’un qui soit capable de faire du Herrmann, du Alfred Newman, du Max Steiner, de la musique de l’époque. Tout le contraire des Américains, qui cherchaient à tout prix à moderniser la musique pour pouvoir vendre le film. Même si ce n’est pas un grand film, autant que ce soit authentique ! Par la suite, j’ai fait un certain nombre de concerts avec l’orchestre symphonique et les images en direct, à Malmö, à Cuba...


Vous avez beaucoup travaillé avec Barbet Schroeder, notamment sur un film de fiction (Inju, la bête dans l’ombre, 2008) et deux documentaires (L’Avocat de la terreur, 2007 et Le Vénérable W, 2017). Quel est son rapport à la musique dans ces films ?

Barbet Schroeder est terriblement exigeant. Il sait exactement ce qu’il veut, et rien n’est aléatoire. Dans Inju, la bête dans l’ombre, lors de la séquence finale où le personnage principal rentre à la maison pour découvrir sa belle, tout est souligné : les portes, quand il descend du bus, quand il tourne la tête, quand il ouvre un tiroir, puis quand il voit quelque chose le thème principal apparaît... Aujourd’hui je fais des master classes uniquement autour de ce film ! C’est une autre façon de travailler, à partir de l’image, un travail de précision. C’est tout aussi passionnant.


Dans L’Avocat de la terreur, un documentaire consacré à Jacques Vergès, la musique a une fonction narrative très importante. Elle annonce et construit notamment le personnage de Djamila Bouhired, l’une des muses de l’avocat, qui n’existe que par la musique…

Oui, c’est juste. Nous ne disposions que de peu d’images sur Djamila, qui avait refusé d’être filmée. Elle s’était retirée et ne voulait pas participer au documentaire. Nous n’avions qu’une ancienne interview et une photographie. Il fallait pourtant situer Djamila qui était très importante dans le film, dans l’histoire de notre personnage principal, Jacques Vergès. Barbet voulait utiliser un thème pour illustrer Djamila et Magdalena Kopp, l’amie de Carlos que Jacques Vergès avait aussi tenté de séduire. Il ne fallait pas non plus que ce soit totalement similaire. Il me semblait important d’entendre un côté arabisant dans l’orchestre : j’ai pris les six premiers violons arabes pour faire un mélisme, et tout l’orchestre classique. Pour Magdalena, c’est la même mélodie, mais plus classique, plus rapide, plus allemande. Le thème de Djamila est l’un des plus importants du film, mélodiquement. Il sonne presque comme un hymne à la révolution.


Dans Le Vénérable W, la musique, grave et insidieuse, se positionne en contrepoint de l’image : elle créé un décalage marquant par rapport aux images de la vie quotidienne birmane, filmées au ralenti, et aux paroles dangereuses de Wirathu. Comment l’avez-vous conçue ?

Au départ, Barbet n’imaginait que des bruits, un film sans musique, rien que des rondes de grave. Mais il s’est rendu compte que ce n’était pas suffisant. Le problème, c’est que ça ne modulait pas, il n’y avait pas de relief, pas de discours musical. J’ai donc travaillé la composition à partir de cette sonorité grave qui lui plaisait, mais à partir de ces nappes il faut émouvoir, que les spectateurs soient pris à la gorge. Avec la musique, Barbet Schroeder fait de la fiction, il crée de l’émotion dans le documentaire. La musique aide à construire un autre regard. Avec un tel personnage, il fallait mettre en avant les différences entre quelqu’un de bon et quelqu’un de mauvais. Il y a de multiples manières de travailler cette différence. La plus simple, c’est la dissonance, à la manière de Hitchcock. L’autre, plus moderne, c’est un changement de tonalité : le même accord, un demi-ton plus bas.

J’ai travaillé comme un DJ, des fréquences graves, pas d’orchestre… Je n’ai pratiquement rien enregistré. J’ai pris des éléments qui m’appartenaient, je me suis servi d’accords de base de cuivres que j’ai fait sur d’autres films, que j’ai transformés puis j’ai fabriqué beaucoup de sons électroacoustiques. Puis lors de la séquence finale, lorsque le moine Wirathu prononce un discours extrémiste, j’ai joué l’orchestre. Il fallait que le spectateur sorte de la séquence les larmes aux yeux, sans tomber non plus dans le mélodramatique. Il nous fallait une musique locale, pas folklorique mais engagée politiquement, pour jouer l’opposition. C’est comme cela qu’on a fabriqué ce thème qui colle parfaitement pour détruire le personnage.


La technologie prend une place de plus en plus importante dans le processus de fabrication de la musique d’un film. Quel regard portez-vous sur l’évolution du métier de compositeur dans ce cadre ?

La musique de cinéma, c’est petit, limité. C’est quelque chose de fascinant à faire, mais c’est aussi quelque chose de facile. Les réalisateurs nous demandent souvent la même chose. On s’aperçoit d’ailleurs qu’on fait tous plus ou moins la même chose. Non pas que nous ne soyons pas capables de faire quelque chose de différent, mais c’est parce que derrière il y a une machine et que le réalisateur est pris en étau. Soit il n’ose pas essayer des choses, soit il n’a pas l’imagination pour le faire. Il y a très peu de cinéastes qui osent faire quelque chose de différent. On obéit à la mode. Tout le monde veut travailler avec le même compositeur, tous s’inspirent du style qui convaincra le mieux ceux qui achèteront le produit.

La demande d’écriture disparaît. Désormais, la composition pour l’image devient proche de la technique des DJ. On n’a pas besoin de savoir écrire. Aujourd’hui le « designer sonore » est presque plus important que le compositeur. Je n’ai rien contre, bien au contraire, mais je constate la différence. L’approche du compositeur se rapproche de plus en plus du sound-design. Les films que l’on voit à la télévision française, et même près de 90% des films américains, sont faits avec un synthétiseur. Le synthétiseur se programme, pas besoin d’aller à l’école d’écriture ! Cet aspect du métier disparaît. C’est une évolution assez logique finalement : les instruments ont presque mille ans, sans doute faut-il du renouvellement... Peut-être les ingénieurs du son d’aujourd’hui seront-ils les compositeurs de demain.


Propos recueillis par François-Xavier Destors

Entretien réalisé en partenariat avec la Sacem


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