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Entretien

Fabrice Puchault, Arte

Ce que peut le documentaire

À l’occasion de la rentrée 2016 d’Arte, Fabrice Puchault, nommé à la direction de l’unité Société et Culture d’Arte France en janvier dernier, s’est entretenu avec Film-documentaire.fr sur sa conception du documentaire à la télévision, la ligne éditoriale de l’unité et les perspectives de la chaine, notamment sur le plan du numérique.

Après avoir été producteur indépendant de documentaires, vous avez exercé au sein de l’unité documentaire de France 3 puis à la direction des programmes documentaires de France 2. Votre décision de quitter le groupe France Télévisions pour prendre la direction de l’unité Société et Culture d’Arte France s’inscrit ainsi dans une certaine logique. En quoi votre parcours a-t-il façonné votre vision du documentaire ?

Faire du documentaire sur une chaine de télévision, c’est se trouver au cœur d'une tension. Au sens où la singularité de l'objet documentaire ne répond qu'imparfaitement à la nature de l'industrie télévisuelle qui peut préférer des programmes plus aisément repérables dans la grille, comme la série par exemple. S'occuper de documentaire à la télévision c'est donc la mise en tension de deux "vocations" qui semblent contradictoires : le documentaire et la grille d'une chaine. Nos relations, entre auteurs, producteurs et diffuseurs, sont aussi des relations dialectiques. Nous ne sommes pas à la même place, nous n’avons pas les mêmes enjeux. En simplifiant à l'extrême : nous, nous les voyons comme des propositions au spectateur, à l’intérieur d’une grille ou d’une case, les auteurs et réalisateurs les pensent et les vivent comme une construction personnelle, intime, risquée. Chacune de ces positions est parfaitement légitime. Pour autant, ces contradictions ne peuvent être simplement abolies, l'une au profit de l'autre. Il s’agit de trouver les moyens de les dépasser. C’est cette dimension dialectique du travail qui m’intéresse. J’ai beaucoup aimé mon travail à France 2. J’aime profondément cette chaine qui fait un travail éditorial exceptionnel et qui s’adresse à chaque instant à des millions de personnes. Néanmoins, au bout d’un certain temps de travail et de réflexion autour des mêmes contraintes, il y avait un risque de sécheresse. Aller à Arte, c’était faire un "reset", m'enrichir. C’était le but : repartir et essayer d’envisager les mêmes enjeux différemment.


De France Télévisions à Arte, le fonctionnement général - en termes d’organigramme, de volume, de ligne éditoriale… - n’est pas le même. Depuis votre arrivée sur Arte, comment appréhendez-vous ces différences ?

L’absence de coût de grille est un élément très symbolique de cette différence. La liberté de programmation est donc plus importante sur Arte. Mais parfois, cette absence de "coût" à la diffusion fait que certains films peuvent être programmés très tardivement. L'absence de contrainte économique en terme de programmation a aussi son revers.

L’organisation en trois pôles d’Arte [France, Allemagne, Strasbourg, ndr] est une grande nouveauté pour moi. C’est intéressant, car les autres parties questionnent ce que nous faisons. Je n’ai pas du tout l’impression d’être sous surveillance, ou en opposition avec mes interlocuteurs. On est obligé de se parler. On discute, on se dispute éventuellement, mais cela oblige à penser plus. Enfin, ce qui m’a le plus frappé, c’est l’immensité du champ d’exploration. La confrontation à des objets radicalement différents les uns des autres est un plaisir. Quand on travaille pour la Lucarne ou sur un film d'investigation, on regarde différemment le monde. Cette multiplicité des cases est réjouissante. Pour le documentaire, Arte est un écosystème particulièrement riche et unique au monde. Il nous faut veiller à ce que cette diversité de propositions soit préservée.


Avec un volume considérable de documentaires, l’unité Société et Culture représente en effet un large champ d’action. Aujourd’hui, alors que l’actualité rappelle avec violence la crise de sens et de repères que nous traversons, comment envisagez-vous la place et le rôle du documentaire ?

Un article d’Erri de Luca, publié en décembre dernier, deux semaines après les attentats de novembre et juste avant des élections marquées par la peur d’une submersion par le Front National, m’a particulièrement marqué. Il disait en substance qu’"une époque nouvelle commence. Elle doit être affrontée en sachant que l’épopée historique entre dans les vies privées et que tout lieu public peut se transformer en siège de tempête. Chaque geste quotidien contient de ce fait une augmentation de valeurs et de responsabilités. Si auparavant on se croisait sur le trottoir sans se regarder en face, à présent il faut chercher le regard des autres."

Il ne parlait pas spécifiquement du documentaire, mais cet appel à une nouvelle forme de responsabilité, à la possible naissance d’une nouvelle conscience civile, adaptée à notre temps est aussi un appel à chercher le regard des autres. Pour nous, cela peut vouloir dire chercher l’autre du regard, mais aussi chercher le regard des autres, chercher à ce que les autres regardent ce que l’on voit.

Comme Patrick Boucheron, qui s’interrogeait dans sa leçon inaugurale au Collège de France sur "Ce que peut l’Histoire" (et avec la modestie qu'impose une telle référence), je m'interroge sur ce que peut le documentaire aujourd’hui. Non pas au sens où il aurait un impact politique immédiat, mais plutôt : en quoi le documentaire peut-il participer et regarder avec justesse un monde qui se modifie de façon radicale et à une vitesse exponentielle ? Nous vivons des temps plus que troublés. "Ce que peut le documentaire" devient un sujet de réflexion urgent, bien plus prégnant que dans les années quatre-vingt dix par exemple.

Il est essentiel de s’enraciner dans le présent, de rendre compte des forces qui le travaillent. De persister à fabriquer du "commun". Et ce, dans toutes les cases confiées à l’unité. Ce qui semblait sans doute consensuel : la nécessité d'un lien social, la prise en compte de la complexité du réel, l'ouverture à d'autres cultures, tout cela devient revendication, tant les "identités" fermées sur elles-mêmes semblent vouloir s'affronter, tant il semble difficile aujourd'hui de se rassembler. Incarner cette mission à la télévision, faire de la culture et des œuvres, notamment documentaires, un facteur de lien social est d'ailleurs l'objectif que nous a fixé avec force Véronique Cayla.


Est-ce à dire que vous considérez que, ces dernières décennies, le documentaire a quelque part échoué dans sa capacité à saisir le réel ?

Je ne parlerais pas d’échec, mais d’une certaine forme d’ "a-perception" d’une partie du réel. Et puis ce n'est pas le documentaire qui a échoué, ce sont les documentaristes - au sens le plus large, les diffuseurs, les réalisateurs(trices), les producteurs(trices). Je parle d'un regard qui a parfois oublié de se poser non pas aux marges, mais sur une société qui se modifiait ; un regard qui n'a que rarement été son révélateur, au sens chimique du terme. Par exemple que sont devenus les anciens ouvriers, qui représentaient une masse considérable de la population et qu’on estime un peu rapidement avoir disparus ? Les ouvriers ont été les premières victimes de la modification du travail, de la dérégulation et du chômage de masse, les premiers à être massivement employés en CDD, à être confrontés aux agences d’intérim, à se voir transformés en employés précaires du tertiaire, à avoir été évacués des villes. A-t-on filmé les lieux où allaient ceux qui quittaient la ville ? Que sont-ils devenus ? Comment eux-mêmes racontent-ils leur histoire ?

Il y a des contre-exemples bien sûr, généralement l'on cite Entrée du Personnel de Manuela Frésil, La Gueule de l'emploi de Didier Cros, quelques autres, une petite vingtaine sur quelques 2500 films diffusés et distribués chaque année... Et au rythme auquel aujourd'hui une image chasse l'autre, un film chasse l'autre, c'est bien peu. Dans l’ensemble nous n’avons que trop rarement filmé – ou avec une trop grande distance – le "peuple" aujourd'hui éloigné des grandes agglomérations et de notre champ de vision.

la gueule de l'emploi

La gueule de l'emploi, Didier Cros © Zadig Productions

La deuxième chose, c’est le point de vue compassionnel dont nous sommes, dans le documentaire français, les spécialistes. Nous regardons avec compassion les marges, les fêlures de la société (encore une fois il y a des contre-exemples, voir le travail d'Alice Diop ou tout à fait différemment celui de David André dans Chante ton bac d'abord...). Notre regard a reposé sur des dispositifs souvent académiques qui s’affranchissent d'une certaine façon de la rugosité du réel.

Dans la comédie italienne des années 1960-70, Affreux, Sales et Méchants (Ettore Scola, 1976) par exemple ou L’Argent de la Vieille (Luigi Comencini, 1972) : les personnages y sont ambigus, terribles mais regardés sans mépris ni compassion. On peut aussi penser à Pasolini, qui d’ailleurs ne cessait de parler de l’Histoire et du Peuple. Nous n’emploierions sans doute pas les mêmes mots aujourd’hui, mais cette attention nous a certainement manquée. Nous avons été très postmodernes en quelque sorte, comme si nous pouvions nous affranchir de l'Histoire. Or, aujourd’hui, l’Histoire est là, elle fait brutalement irruption dans nos vies, avec force et violence.

Georges Didi-Huberman le note dans son dernier ouvrage (Peuples en Larmes, Peuples en Armes, ed. de Minuit) : "Comment donc le cinéma, qui est presque toujours un "palais" de renommée fermé à presque tous (une affaire de people comme on dit), peut-il assumer sa tâche de faire figurer presque tout le monde (une affaire de peuples) ? "On pourrait espérer un cinéma d’engagement (ce qui ne veut pas dire doctrinaire, ni explicatif), qui pense et raconte ce qui traverse, fait et défait le corps social, la complexité, les rapports de force, les rapports de classe.

La télévision - et le documentaire et le cinéma dans leur ensemble n'échappent pas à ce constat - s'est fermée, ne "reconnaît" pas une grande partie de la société. Comment celle-ci pourrait-elle alors se reconnaître dans les films que nous lui proposons ? Je cite encore Patrick Boucheron : "Apparemment l’idée que la force de l’Histoire réside aussi - et peut-être d’abord – dans le mouvement social, et que de ce mouvement on puisse faire un grand récit, s’est éloignée." C’est un peu rapide et certainement partiel, mais pour me résumer : une politique documentaire qui ne serait pas "politique" justement n'aurait pas beaucoup de sens aujourd'hui.


Cette vision plus engagée du documentaire consacre-t-elle d’une certaine manière la réhabilitation d’une télévision de l’offre et le retour de l’œuvre à la télévision ?

Oui, mais pas au sens du "statut" de l’œuvre et de l'auteur – il y a la loi pour ça –, encore moins au sens de son magnifique isolement. Parler large est essentiel. Dans un article critique sur l'œuvre d'un poète rescapé de la Shoah, Primo Levi disait : "Justement parce que nous ne sommes pas seuls, nous nous devons de ne pas écrire comme si nous étions seuls". Il y a un impératif qui consiste lorsque l'on travaille avec de l'argent public, pour un média de masse, à sans cesse tenter d'aimanter l'autre, à penser le rapport du film au téléspectateur. Pas de fonction de lien social si les films ne sont pas vus ou alors par un public peau-de-chagrin. Bruno Patino parle d'impératif d'accessibilité.

Par ailleurs, s’enraciner dans le présent, cela veut dire le sonder et y participer, s’attacher à en trouver le récit. Il faut prendre en charge le réel dans ce qu’il a de choquant, dans ce qui fracture l’espace social et politique. Il faut raconter les béances qui ne sont plus aux marges mais au centre. Il faut mettre en récit l’Histoire qui est train de se faire.

Le geste est par nature documentaire : il invite à travailler sans vision préconçue tout en développant une vision personnelle. Je viens de voir le dernier film de Lech Kowalski (I Pay for Your Story, Revolt Cinema/La Lucarne), dans lequel il revient dans le quartier de son enfance à Utica, aux Etats-Unis, aujourd’hui déchiré par le chômage et le racisme. Le réalisateur cherche son cadre en filmant, il ne sait pas d'avance ce qu’il va trouver. Par contre il y a une urgence en lui à témoigner, non pas à décrire, mais raconter ces vies si tristes, arrimées à l’aide sociale. Il y a une singularité de son regard, mais il y a surtout cet exercice particulièrement difficile, et particulièrement documentaire, qui consiste à trouver la vérité du film en le fabriquant.

I pay for your story

I pay for your story, Lech Kowalski © Revolt Cinema

Alors quel récit produire du monde ? Il y a une urgence non pas à savoir, mais à faire. Par exemple, nous nous engageons aujourd'hui sur le prochain film de Dieudo Hamadi qui se confronte à l'histoire en train de se construire en ce moment même au beau milieu d'un contexte électoral particulièrement dangereux en Afrique.


Cette volonté d’engagement n’est-elle pas contradictoire avec les contraintes d’une chaine de télévision ? Comment concilier une politique d’offre d’objets documentaires singuliers avec la logique d’audience ?

Et si nous mettions de côté les débats stériles ? L’audience, ne l’oublions pas, ce sont des gens. Des spectateurs. D’un autre côté, le risque de la singularité pour elle-même, c’est l’isolement. Arte est un média de masse, qui a l’ambition de s’adresser à tout le monde, à celui ou celle qui aurait la bonne volonté de venir regarder ou qui par hasard passerait par là et verrait de la lumière. Je l’ai dit plus haut cela peut sembler, mais semble seulement contradictoire. Et c’est le travail d’Arte. Ici cette tension doit être créatrice. Il est absurde d'opposer audience et œuvres. C'est une vision réductrice et finalement bien confortable pour occuper les débats d'un autre temps sur le soi-disant "formatage".

Dans notre univers d’images multipliées à l’infini, il faut repenser ensemble la question de l’adresse au spectateur. Les films doivent interroger la relation qui s’instaure entre un spectateur et son récit. Pas de façon abstraite, mais au cœur du processus de mise en scène : que fais-je au spectateur quand je filme ça, quand je monte de cette façon ? C’est une question éternelle du cinéma. Quand François Truffaut demande à Alfred Hitchcock s’il prend les spectateurs par la main, ce dernier lui répond : "Non pas du tout, je les prends au collet, je vais jusqu’à les prendre en otage." Billy Wilder disait "I’m squizzing them". Il est bien sûr impossible de réduire le documentaire à ces formules. D'autant que nombre de films se construisent autrement. Mais chaque film doit interroger le rapport qu'il entretient avec l'émotion par exemple. Cela fait partie de la même urgence pour moi. Didi-Huberman écrit : "Il en est des émotions comme des images. On a tendance à tout leur demander ou au contraire à tout leur refuser. La première attitude, assez commune, prolonge la confiance en croyance et se livre bientôt à ce "marché aux pleurs" des émotions médiatisées (…). La seconde attitude plus élitiste, prolonge la méfiance en rejet, en mépris et finalement en refus pur et simple (…). Elle supprime son objet au lieu de le critiquer. Il faut donc envisager une approche plus dialectique". Je le cite un peu longuement car il touche à une sorte de "doxa" documentaire.

Certes "l’émotion" sert à justifier les pires déclarations politiques. Mais si j’insiste pourtant sur ce point, sur la valeur de "l’émotion", c’est justement pour éviter la pensée dogmatique et normative propre à une longue tradition philosophique, souvent idéaliste, qui fait de l’émotion ce qui sidère et oblitère la pensée. Certes elle semble suspendre le jugement, elle transporte, elle est un effet de la représentation qui nous sort de nous-même. Mais c’est aussi la condition même de la pensée, c’est aussi le plaisir et c’est enfin toute l’intelligence d’une mise en scène qui peut aussi engager le regard.


Comment cette urgence se traduit-elle concrètement sur la grille de votre unité, en ce qui concerne l’investigation, l’histoire, la société ou la culture ?

L’investigation, c’est un genre télévisuel et cinématographique. C’est la case des films de genre. Quand on fait de l’investigation, il s’agit de lever les voiles de l’opacité en travaillant le documentaire avec dans la boite des outils qui viennent aussi du journalisme, de la recherche, de l’enquête, etc. Ce ne peuvent être des films-dossiers explicatifs et doctes, ce seront des récits dynamiques, fondés sur une dramaturgie forte, un certain suspens et un rapport à la notion et journalistique et dramaturgique de la "révélation" entre autres.

En ce qui concerne l’histoire, je crois non seulement que les chrysanthèmes ne produisent pas de beaux films, mais qu’aujourd’hui c’est presque contre-productif. Il y a même de l’indécence à penser "c’est la mort d’un tel, ou l'anniversaire de la mort de truc, il faudrait faire un film". Soit il y a une proposition de film qui "vibre" évidemment avec le présent, ou encore il y a une façon de s’emparer d'une œuvre et de la faire résonner, comme Raoul Peck est en train de le faire avec James Baldwin [Je ne suis pas votre nègre (Velvet Film/Arte France)], soit ce n'est pas pertinent. Il n'y a pas de raison que la case culture ou celles consacrées à l'histoire deviennent des lieux d'embaumement. Les hommages ne sont pas faits pour la télévision, mais pour le personnel politique et institutionnel. Les artistes ne font pas d'hommages, ils construisent des objets qui s'entrechoquent avec le réel, le bouleversent, l'éclairent, lui donnent un autre éclat. C’est cela que nous recherchons.

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Je ne suis pas votre nègre, Raoul Peck, © Velvet Film

En revanche, si les anniversaires ne sont pas à prendre comme des nécessités, ce sont parfois de bonnes occasions. L’anniversaire est une question de synchronisme : tout le monde en parle et c’est très bien de s’en saisir. Pourquoi ne pas essayer, au cœur de ce qui est souvent un emballement médiatique, de faire entendre la complexité qui gît dans la célébration de ces anniversaires ? Ils ont un sens profond, qu’il faut essayer de révéler. La commémoration de 14-18 de ce point de vue était étonnante.

Sur le documentaire culturel du mercredi la question devient alors : comment les artistes, les œuvres se frottent-elles au présent au sein du film ? Et de façon consécutive, comment faire en sorte que ces films s'adressent à d'autres qu'à ceux qui les connaissent déjà ? C'est un enjeu central pour la chaîne. Comment faire de la télévision qui construise du lien et non de l'exclusion?


Entendez-vous redéfinir "Grands Formats", une case historique qui a longtemps incarné le "label Arte" ?

Il faut bien comprendre ce qu’on entend par "Grands Formats". L’expression "label Arte", n’est pas spécifique au documentaire et pourrait s’adresser à bien d’autres programmes de la chaine. "Cinéma documentaire" ne convient pas non plus. Il y a des films qui sont fabriqués pour sortir en salles, qui sont faits pour cette économie-là. Et puis j'aime la télévision, on la méprise volontiers et je me demande parfois si ce n’est pas sa nature populaire que l’on méprise justement. Le documentaire doit y revendiquer toute sa place.

Par "Grands Formats", il faut entendre une grande épaisseur dramatique, un grand sujet qui traverse le présent et l’histoire, un projet enraciné dans le réel, qui se frotte aux mouvements profonds de nos sociétés, et une ambition stylistique très élevée qui, puisque ces films ont vocation à être diffusés en prime time, peut s’adresser à tous. Ce qui n’est pas forcément le cas des films de la Lucarne, dans lesquels le spectateur peut entrer par hasard et s’en émerveiller. A contrario on ne peut pas faire l’économie de cette volonté d’aimanter le public dans "Grands Formats".

Pour l'exemple, je reviens au très grand film de Raoul Peck, Je ne suis pas votre nègre d’après une œuvre posthume non éditée de James Baldwin. Il n’y a pas de texte dans le film hormis celui de Baldwin. Nous sommes entre les années 62-75, à l’époque des luttes sociales et politiques des Afro-américains et aujourd’hui, avec les émeutes de Ferguson et les assassinats qui se succèdent. Les images d’hier et d’aujourd’hui se rencontrent et racontent l’Amérique confrontée à ses clivages et au démon du racisme. Des paroles parfois étonnantes de James Baldwin qui écrit : "Il y aura peut-être dans 40 ans un président noir aux États-Unis, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse, ce qui m’intéresse c’est de quelle Amérique il sera le président." Baldwin s’interrogeant sur sa place d'écrivain, son rôle, sur la valeur de la non-fiction, sur le sens de sa place de témoin. Raoul Peck construit un récit extraordinaire, d’hier et d’aujourd’hui, qui nous permet de re-voir l’Amérique différemment. C’est l’un des meilleurs exemples de ce que la case "Grands Formats" cherche et peut proposer. Je pense aussi au film de Raed Andoni sur la détention administrative en Israël (Ghost Hunting, Les Films de Zayna/Rouge International/Arte France). C'est un peu un "cousin" de Salam Cinéma de Makhmalbaf : Raed Antoni a reconstruit, avec d’anciens détenus palestiniens, un centre de détention et d’interrogatoire israélien et peu à peu les amène à rejouer avec lui le quotidien brutal de leur emprisonnement. Le film est admirable et évite tous les écueils d'un cinéma politique descriptif, platement militant.

La chasse aux fantomes

Ghost Hunting, Raed Andoni © Les Films de Zayna

Cette ambition très élevée signifie-t-elle que vous allez privilégier des auteurs et réalisateurs confirmés ? Quelle place accordez-vous aux premiers films ?

Je cite Raoul Peck mais ça ne veut pas dire que les auteurs de ces films doivent nécessairement avoir toute l’aura et le parcours de quelqu’un comme lui. Aucune case n’est réservée aux signatures. Par contre nous n’avons pas un "flair" particulier, le troisième œil que d’autres n’auraient pas pour détecter par magie les auteurs qui naissent. Ce qui compte ce sont les projets, la solidité "cinématographique" de la proposition documentaire, non la signature. Écrire n’est pas un vieux truc ringard. C’est au contraire très nécessaire. Écrire, c’est un premier affrontement avec la matière documentaire. C'est dans l'écriture que se trouve la première architecture du film à venir, c'est là, dans l'effort de la main et de la pensée, que vont se dessiner les formes. Nous ne nous déciderons jamais simplement sur un sujet ou sur la matière d'un film. Nous nous déciderons sur une proposition filmique rigoureuse, sur la netteté d'un point de vue et sur la façon dont l'auteur(e) et son producteur rêvent de pouvoir l'orchestrer. À partir de là, si c’est un premier film, que cela apparaît simple et juste, nous assumons totalement la prise de risques.


Les séries documentaires présentent de nombreux intérêts, tant en termes de contenus et de fidélisation que de programmation. Prendront-elles le pas sur l’unitaire ?

Jamais. Comme en fiction, où la série n’a pas pris le pas sur l’unitaire. Elle a pris plus de place que l’unitaire, mais la fiction s’y prête mieux. On développe et on produit des séries, mais ce n’est ni l’un contre l’autre, ni l’un à la place de l’autre. L’idée consiste à en lancer une, voire deux par an, à l’image de notre nouvelle collaboration avec Thomas Balmès et Quark Productions (Négligence. Un avocat contre les fabricants d’armes, 6x52’). Lorsque l’histoire de l’esclavage (Les routes de l’esclavage, de Philippe Lacôte et Juan Gelas, Phares et Balises/Arte France, 4x52’) a été lancée, une série n’était pas de trop pour tenter de raconter la traite entre l'Occident, les pays arabes et l'Afrique ainsi que le commerce triangulaire. C’était la même chose pour Jésus et l’Islam, de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur (Archipel 33/Arte France, 7x52’). Il serait stupide de ne pas s'intéresser à de grands récits qui naturellement trouvent leur meilleure expression dans l'amplitude de la série. Par ailleurs la série ne suppose pas non plus une grammaire unique. Une des plus grandes erreurs que nous pourrions faire serait de normer le futur du documentaire. Il a de nombreux avenirs. Pour finir sur ce point la diversité des durées dans la grille d'Arte fait aussi sa valeur, collections de 26 minutes, 52 minutes, 90 minutes, séries.

jésus et l'islam

Jésus et l'Islam, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur © Archipel 33/Arte France

Quel avenir envisagez-vous pour la Lucarne, dont le responsable Luciano Rigolini n’a pas encore été remplacé plusieurs mois après son départ ?

Luciano a fait un travail extraordinaire, il a créé un espace comme il n'en existait pas, nulle part, sur aucune chaîne au monde. Mais il a quitté la chaine, et il va être remplacé dans les deux prochaines semaines. Ni le volume d'engagement, ni les budgets, ni l'ambition de cet espace ne seront revus à la baisse. Il ne peut y avoir d'ambiguïté sur ce point. Avec la Lucarne, nous avons quelque chose d’extrêmement précieux. J’ai conscience du choc de sens que je peux créer en disant ça, mais nous disposons par ailleurs d’une marque puissante, d’un objet reconnu pour ses valeurs, aux yeux d’une communauté internationale. Mon souhait, c’est que cette communauté – au-delà du public de la télévision ou du replay - le public des festivals, les chercheurs, les historiens des formes, les étudiants, les réalisateurs, les producteurs, puissent avoir accès à l’incroyable richesse de la Lucarne. Elle n’est aujourd’hui pas du tout exploitée, c’est une perte pour la chaine aussi. Et je pense qu'à la longue, en utilisant d'autres supports que celui de l'antenne linéaire elle peut aussi élargir son public. Il faut pouvoir propulser ces objets dans un autre monde que celui de leur diffusion. L’un de mes premiers objectifs était de trouver les moyens pour que les objets qui y trouvent leur financement et leur exposition puissent être disponibles de façon beaucoup plus large, partout, tout le temps. Nous allons donc mener une expérience, avec l'accord des auteurs et des producteurs, qui mettra les films à disposition du public, peut-être pas tous dans un premier temps, sur une plateforme spécifique qui permettrait de les voir et revoir.

Mais nous disposons d’une masse critique de films qui laissent une empreinte unique dans l'esprit et le cœur des spectateurs. Donc La Lucarne est en devenir, elle restera un lieu de création vivant.


L’émergence de nouveaux médias, de nouveaux supports bouleverse aujourd’hui les usages traditionnels de la télévision - certains films faisant par exemple plus d’audience en Replay que lors de leur diffusion à l’antenne. Comment votre réflexion sur les images documentaires s’articule-t-elle sur le plan du numérique ?

Je ne connais que quatre ou cinq exemples de ce phénomène en fait. C'est assez peu. Mais sur le fond il est difficile de répondre à votre question. Car il y a une multitude de réponses possibles, de solutions qui peuvent coexister.

Ce qui est incontestable c'est que nous évoluons vers un monde où le non-linéaire va prendre l'ascendant sur le linéaire. Où les médias que nous sommes seront distribués eux-mêmes sur des plateformes qui les agrégeront à leur profit (voir comment Facebook devient "l'hyper-distributeur" des éditions numériques des plus grands journaux américains par exemple). À l’autre bout de la chaine, jusqu’à très récemment, nous avions, réalisateurs, producteurs et diffuseurs, le monopole de la fabrication des images. Aujourd’hui, c’est terminé. Les "niagaras" d'images, ou plutôt de minutes vues, likées, partagées, émises par tout un chacun, souvent brutes, ne sont pas vides, elles témoignent d’une réalité. Elles ont un impact social et politique considérable. Nous commençons à peine à en prendre la mesure. Comment concevoir aujourd’hui des formes prégnantes face à ces images produites par les usagers mêmes des réseaux, mises en lignes par millions, qui s'accumulent et submergent les plateformes et nos esprits ?

Elles sont d’un accès extrêmement facile, plus facile que ce que nous proposons. Comme elles sont natives, elles s’insèrent naturellement dans la logique des réseaux. Ce que nous fabriquons est adapté aux outils de diffusion qui étaient les nôtres : on a fait du 90 minutes au cinéma parce que c’était la meilleure façon de proposer le maximum de séances en 24 h, on a fait du 52 minutes à la télévision parce que c’était la meilleure façon dont la grille pouvait se structurer. Il n’y a pas de naturalité des formes, elles sont le fruit de l’organisation des médias et de leurs modèles économiques.

Il y a toujours une rétroaction des usages sur les formes ou pour le dire différemment, les formes sont prédéterminées par les outils de production et de diffusion. Aucun média n’est neutre, ni "transparent". Pour les médias numériques, ils obéissent à la logique de l’accumulation. De plus en plus d’images, de plus en plus d’information, dans un temps de plus en plus court – on pourrait parler d’hystérie de la vitesse, pour les empires numériques - de façon à accumuler des données à une vitesse exponentielle, données qui ont pour vocation à être ensuite "changées" en Capital.

Évidemment les formes que nous pratiquons ne sont pas forcément les plus adaptées à cet environnement...

Nous savons que la construction du récit, qui exige une vision, le souci particulier de celui auquel on s’adresse, une mise en scène, demande une durée diégétique importante. Ce n’est pas indifférent. On ne peut pas tout d’un coup se mettre à faire des documentaires en 3 minutes ou 1 minute 30.

Par ailleurs en France on trouve une masse considérable de documentaires de toutes natures à toutes les heures de la journée, sur les sites des chaînes et sur de nombreuses plateformes. Mais globalement dans une logique de super vidéo-club numérique et mobile. Par exemple, il va y avoir un nouveau travail effectué sur l'appli Arte et la mise à disposition des films : il y a un effort à faire pour que dans un premier temps les films puissent être disponibles beaucoup plus simplement.

Cette offre n’existe nulle part ailleurs en Europe, et je ne suis pas certain qu’elle existe ailleurs dans le monde. Nous sommes donc dans un modèle très favorable. Mais le simple fait de la mise à disposition des films ne produira pas tout soudain l'émergence d'un nouveau public. C’est une vision un peu optimiste du monde dans lequel on vit, au sens où il n’y a pas d’attentes spécifiques pour le documentaire ou pour un autre genre. Il y a tant d'offres, et elles sont tellement vastes ! Aujourd’hui tout est visible. Tout, tout le temps, n’importe où, sur n’importe quel outil.

Alors comment faire exister sur l’ensemble des médias numériques les objets que nous fabriquons ensemble ? C’est tout le problème de la mise à disposition et de la recommandation : comment créer des outils pour toucher le public, pour faire exister nos programmes, sur quelles interfaces ? Est-ce que l'on s’abrite à l’intérieur d’une ombrelle plus large, d’un hypermédia auquel l'on s'agrège ou auquel on apporte simplement nos contenus ? Est-ce que l'on fonctionne par abonnement, au paiement à l’acte ou sur tous les modèles à la fois ? Doit-on travailler en gratuit ou en payant ou encore développer une stratégie liée à de l’événementiel, à l’image des expériences faites à Hot Docs au Canada ? Une autre voie consiste à travailler à l’autre bout de la chaine en se concentrant sur l’extrait, les formes courtes et les réseaux sociaux. Sur ce point, le développement de Facebook est extrêmement important. Il ne faut pas le penser comme de la communication, mais comme un objet à même d’être partagé, comme une autre façon de s’adresser au public. Nous pouvons proposer des "parts de récit" qui doivent être des unités de sens et de récit qui se suffisent à elles-mêmes.


L’objet documentaire est-il vraiment adaptable, au sens de l’adaptation d’un livre au cinéma, à cette forme courte de l’extrait en ligne ?

Ce ne sera pas le documentaire au sens où nous l'entendons. Et il n'est pas question de dire que ces formes courtes doivent se substituer aux formes longues. Elles peuvent coexister comme en fiction, peut-être. Internet, c’est du classement, du rangement, du découpage. Le documentaire est une matière plus complexe, car il peut difficilement être séquencé ou classé. Je n’ai pas de réponses, mais il faut commencer ce travail. Les films ne s’y prêtent pas forcément. Il faut s’imposer d’y travailler, car aujourd’hui ce que nous faisons n’est pas adapté aux usages. Mais évidemment ce ne doit pas être le seul chemin. Une expérience documentaire ne doit pas remplacer l'autre. Il faut fonctionner par itération, par approches successives. On ne peut pas se battre contre les usages. On peut questionner, trouver des formes adaptées, ne pas se retrouver dans certaines d’entre elles. Mais il faut prendre en compte le fait qu’il y a un média spécifique et bientôt absolument dominant qui propose une nouvelle segmentation des formes, comme le cinéma et la télévision l’ont fait en leur temps.

Il ne faut plus penser ces unités de sens comme un accompagnement ou une extension numérique des projets. Nous n’en sommes plus là. Nous devons penser des propositions plus "globales". Je peux imaginer que demain, en réalisant, en produisant, en diffusant les films, on pourra construire certains éléments pour Facebook, sans qu’ils n’apparaissent comme de la communication ou des corps étrangers au film.


Ces différentes pistes sont-elles d’ores et déjà explorées au sein d’Arte ? Comment la chaine, qui fait figure de pionnière dans ce domaine, se positionne-t-elle ?

Aujourd’hui, on en est là. Ce sont des pistes que toutes les chaines de télévision développent. Des expériences ont été faites par le passé. Tout le monde va développer cette logique de "snacking" (pas très appétissant), car c’est comme ça qu’aujourd’hui la grande masse des vidéos est regardée par les usagers. Arte, qui fait un travail formidable, précis, volontaire et actif, s’inscrit aussi dans cet univers avec son identité, sa différence. Nous pensons l’édition vidéo, non pas dans une logique de communication ou d'addition au projet "traditionnel", mais comme une offre. Il nous faut créer ensemble une grammaire, une rhétorique, un univers de formes. Le département numérique d'Arte France propose par exemple très bientôt Les Tutos de Barack en parallèle à la diffusion de la série produite par Brook Lapping et Les Films d'Ici sur Barack Obama. Bien entendu ces formes ne sont pas les seules : le département du numérique travaille aussi les développements de projet en réalité virtuelle.

notes on blindness

Notes on Blindness, Peter Middleton, James Spinney © Archer's Mark

Il y a eu cette année le travail effectué sur Philip K. Dick en réalité virtuelle. Bientôt nous proposerons Notes on Blindness, à la fois le film à la télévision et l'expérience en réalité virtuelle, qui a déjà reçu de nombreux prix internationaux, qui tente de restituer le cœur et la dynamique du film : l'histoire d'un professeur qui perd la vue et apprend à "voir" le monde à l'aide de ses autres sens. Si notre mission consiste à nous adresser à tous, à proposer l'expérience particulière du documentaire, dans ses formes filmiques longues et sans dénaturer l’objet, il s’agit aussi d’inventer d'autres chemins en accord avec les nouveaux usages.


Propos recueillis par François-Xavier Destors les 25 et 27 juillet 2016


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