Hervé Gauville, journaliste
Traverser les apparences dans l'œuvre de Van der Keuken
Hervé Gauville, journaliste familier de l’œuvre de Johan Van der Keuken, chemine subjectivement derrière le cinéaste. "Marcher, circuler, c’est apprendre à regarder" nous disent-ils. L’opérateur se place de manière à être vu de ses personnages et perçu par ses spectateurs ; il décale rapidement son axe afin de donner à voir furtivement un hors-champ qui accapare le vif de l’action ; il s’arrête sur cette passerelle où tant de pieds, nus ou chaussés, se croisent, fragile trait d’union symbolique de sa démarche.
L'ampleur de l'œuvre de Johan van der Keuken est marquée par une cinquantaine de films entre les années 1950 et 2002, et par les liens forts entre son rôle de cinéaste, sa pratique de la photographie, et ses écrits. En quoi réside sa force selon vous ?
Johan van der Keuken a d'abord été initié à la photographie par son grand-père qui, lui-même, instituteur politiquement marqué à gauche, a découvert la photographie sur le tard. Le second a appris au premier comment revenir plusieurs fois sur le motif pour obtenir un cliché ou une série d'images qui dépassent le stade du simple amateurisme. Le mentor et son petit-fils se sont photographiés mutuellement et certains de ces clichés apparaissent dans les films de Johan van der Keuken. Une fois adulte, ce dernier a voulu poursuivre dans cette voie, mais n'a pas trouvé d'école susceptible de répondre à ses aspirations. Il s'est donc rabattu sur l'IDHEC (ancêtre de l'actuelle FEMIS) à Paris, transférant ainsi sur le cinéma son goût pour la photographie. Pour autant, il n'a jamais renoncé à la pratiquer et, irrégulièrement tout au long de sa vie, a exposé ses travaux en parallèle aux tournages de ses films. On a cru voir dans ses premiers films, notamment dans les cadrages des visages et les arrêts sur image, les manières de faire d'un photographe. En réalité, si on ignorait sa dilection première, on ne la rechercherait pas dans son cinéma. Quant aux écrits (articles de journaux ou revues, livres), ils sont à relier à ses interventions orales – conférences et leçons – davantage qu'à son travail de cinéaste. Ils ne l'éclairent pas moins avec une grande précision et apportent un éclairage sur ses intentions et ses buts loin d'être négligeable. Surtout, ils donnent à réfléchir sur la vision esthétique qui accompagne ses œuvres, le cadre théorique dans lequel il les situe et la place qu'il leur assigne dans l'histoire, non tant du documentaire, que du cinéma en général.
Vous avez accompagné la programmation de Documentaire sur grand écran autour du cinéaste, intitulée "Johan van der Keuken : un œil vif sur le monde". De quels films, de quels aspects de son travail provient votre vif intérêt pour son œuvre ?
Le premier film qui m'a ouvert à l'univers de Johan van der Keuken s'appelle La Jungle plate ; il a été réalisé en 1978. Quand je l'ai découvert, j'ai été sidéré par la façon, élégante, distante et attentive, dont le cinéaste y filmait les paysages et la manière délicate et scrupuleuse dont il recueillait les paroles des témoins. À l'occasion, je publiais dans le journal Libération mon premier article consacré à cet auteur. J'écrivais alors : "Qu'il s'agisse du calfatage d'un chalutier, du repas des cormorans, de la récolte du lombric, du discours d'un syndicaliste ou du rythme des marées, les séquences sont traitées avec une constante équanimité. Il n'y a pas de combats mineurs ni d'images neutres." Si besoin était, je signerais à nouveau ces lignes.
La Jungle Plate, Johan van der Keuken © Lucid Eye films
Ensuite, j'ai rattrapé mon retard en faisant défiler dans le désordre la quasi-totalité de sa filmographie. Parmi les titres les plus connus, je retiendrais, à titre personnel, Beppie, L'Enfant aveugle (1 & 2), L'Œil au-dessus du puits, Derniers mots, Les Vacances du cinéaste et son pendant, Vacances prolongées qui sont révélateurs à la fois du style de l'artiste et de l'intimité de l'homme.
L'œuvre de Johan van der Keuken suscite un grand attachement. Quel a été le public des séances, et quelle réception avez-vous perçu de son travail ?
Quand j'ai présenté une sélection de ses films au cours de l'année écoulée, j'ai rencontré des publics très variés. À Pantin, par exemple, étaient présents quelques spécialistes et amateurs de son œuvre ainsi que sa veuve, Nosh Van der Lely. Ailleurs, à Angoulême notamment, le public était principalement composé d'amateurs de documentaires et Johan Van der Keuken y faisait figure de référent historique du genre. Je suppose que le même public serait venu assister avec un égal intérêt à une soirée consacrée à Robert Flaherty, par exemple. Il ne s'agit que d'une impression très subjective, bien sûr. Enfin, à Monoblet, dans le Gard, les spectateurs/trices étaient, pour partie, des gens du métier ou proches des sphères cinématographiques. Ils/elles venaient voir ou revoir un travail qu'ils/elles admiraient déjà.
Chaque fois, l'accueil, chaleureux, a suscité des questions ou des débats d'une rare qualité autour de l'engagement politique du cinéaste, entre autres, mais aussi sur l'intérêt aujourd'hui d'un tel travail sur la forme cinématographique.
Vous avez donc rencontré la femme du cinéaste, Noshka Van der Lely, qui était sa preneuse de son. Pourriez-vous nous parler de leur méthode de travail ?
C'est bien simple, Noshka Van der Lely était ingénieure du son sur les films de son mari. Un film de celui-ci montre bien le travail de son épouse. Il s'appelle Amsterdam Afterbeat, c'est un court-métrage réalisé pendant le tournage de Amsterdam Global Village. À la fin de chaque prise, la caméra poursuit son mouvement pour cadrer Noshka Van der Lely donnant le clap.
Amsterdam Global Village, Johan van der Keuken © Pieter van Huyste Films & TV
Un autre film révèle les relations plus personnelles des deux époux. Les Vacances du cinéaste montre la famille, Noshka et les trois fils, séjournant dans un hameau de l'Aude en été. On la voit ainsi nue au soleil, jouant avec son dernier garçon ou encore interrogeant une vieille habitante.
Procédant par une série de refus, d'écarts, par rapport à l'enseignement du cinéma à l'IDHEC, Johan Van der Keuken s'est écarté de la suprématie du récit et du personnage pour faire émerger différemment le propos de ses films. Comment crée-t-il un récit par l'image et le montage ?
On ne peut pas dire, me semble-t-il, que le film documentaire cultive la suprématie du récit et du personnage. Mais, même si on abandonne toute idée de classification, le cinéma de Johan Van der Keuken continue néanmoins à proposer des récits et des personnages. Les récits correspondent en général à un déroulé non chronologique et font se juxtaposer différentes strates narratives, de sorte que le spectateur peut éprouver certaines difficultés à relier les histoires entre elles. Quant aux protagonistes, ils apparaissent au fil du scenario en se détachant, par leur discours ou leur personnalité, des autres personnages. C'est le cas, par exemple, de Herman Slobbe, distinct des autres enfants aveugles, ou encore du coursier qui chevauche sa motocyclette dans ce qui est considéré comme le chef d'œuvre du réalisateur, Amsterdam Global Village.
Considérant que la réalité à filmer n'est jamais donnée une fois pour toutes ni saisissable d'un bloc, Johan Van der Keuken a cultivé une forme de montage pluriel qui permettait de proposer une même séquence sous différents angles de prises de vue. Pour ce faire, il modifiait l'axe de la prise, isolait un fragment, ajustait le rythme de défilement des plans sur celui de la musique, bref, avait recours à toutes sortes de procédés pour perturber une vision monolithique et donner le sentiment que l'accès au réel, tel qu'il le filmait, se faisait par de multiples voies d'approche. Cela concernait certes le montage, mais aussi le découpage et le tournage lui-même. Ainsi lui arrivait-il de déplacer légèrement sa caméra pour donner à voir furtivement un hors champ susceptible d'accaparer le vif de l'action.
Johan Van der Keuken développe une éthique de la "réciprocité du vu et du voyant", vivant "souvent une résistance, un dégoût presque, à braquer la caméra sur quelqu'un." (Photographe et cinéaste, 1984). Que retenez-vous de cette réflexion intense de Johan Van der Keuken sur sa position de cinéaste ?
L'œil du cinéaste se tient entre deux regards, celui du ou des filmé(s) et celui du public. Ces deux regards ne sont pas synchrones. Vis-à-vis des personnes qu'il filme, Johan van der Keuken adopte une attitude, morale et esthétique, qui ne souffre que de rares exceptions. Il se tient à une distance telle qu'elle évite d'écraser le visage ou une autre partie du corps par un trop gros plan. Mais il s'arrange pour se placer toujours dans le champ de celui ou celle qu'il filme, de sorte que sa caméra est toujours vue par ceux et celles qu'elle vise. Cela permet de sortir du champ ou de faire signe d'un refus d'être filmé(e), parfois même avec une certaine agressivité. Johan Van der Keuken tient à ce que ses "sujets" sachent qu'ils sont filmés et qu'ils soient donc en mesure de l'accepter ou de le refuser. Quand il s'agit d'un plan d'ensemble sur une foule, la question ne se pose pas, bien sûr, sauf s'il choisit d'isoler tel ou tel individu par un plan rapproché. Dans L'Œil au-dessus du puits, les habitants des villages traversés, passionnés par le tournage, se rassemblaient autour du cinéaste, de sorte que celui-ci devait tenir compte, pour ses mouvements de caméra, de la présence, derrière lui, mais aussi à ses côtés, voire parfois dans le champ, de ces hommes, femmes et enfants.
L'Oeil au-dessus du puits, Johan van der Keuken © Lucid Eye films
En ce qui concerne le public, l'intention est identique, même si la démarche est différente. Le réalisateur se placera en position d'être, sinon vu, du moins deviné par les spectateurs. Selon l'angle de prise de vue, on en déduira le parti pris adopté pour tel ou tel plan.
Dans les deux cas, il s'agit de placer l'opérateur en situation d'être vu à la fois par ce et ceux qu'il filme et par ceux et celles qui regarderont son film.
Les quatre films programmés sur Tënk, L'Enfant aveugle 2, L'Œil au-dessus du puits, Face Value et Vacances prolongées jalonnent son œuvre, chronologiquement et thématiquement. On peut y lire une importance de plus en plus grande de la subjectivité et des questionnements intimes dans les deux derniers films, qui abordent une nouvelle fois la question centrale du regard et la perspective de sa propre mort. Est-ce un mouvement représentatif de l'œuvre du cinéaste et si oui, comment l'interprétez-vous ?
Oui, c'est un mouvement tout à fait représentatif du parcours du cinéaste. En schématisant un peu, on pourrait considérer les premières œuvres comme l'expression d'un point de vue sociologique, rejoignant ainsi l'une des fonctions traditionnelles du documentaire. Ce serait le cas avec le diptyque L'Enfant aveugle. Puis le regard s'est fait rapidement plus critique, adoptant une attitude plus politique, voire quelquefois militante. Vers le Sud en est un bon exemple. L'un des thèmes le plus souvent abordé est celui de l'argent, en particulier sa circulation et les écarts qu'il produit en fonction des pays et des systèmes économiques.
Vers le Sud, Johan van der Keuken © Lucid Eye films
Dans ces différentes approches, la présence du cinéaste reste perceptible, parfois insistante, ne serait-ce que par le truchement des interviews. Quant à l'intimité, il est vrai, comme vous le relevez, qu'elle va se faire de plus en plus prégnante au fur et à mesure qu'on approche de la fin d'une vie abrégée par le cancer. Mais déjà Les Vacances du cinéaste apportait, sur un mode tour à tour joyeux et mélancolique, une touche d'intimité, sur son versant familial. Et pourtant ce film a été tourné presque trente ans avant la mort du cinéaste. Il ne faut pas non plus oublier ces films d'amitié qui jalonnent la carrière de Johan Van der Keuken, films associés aux artistes qu'il aimait, musiciens, poètes, peintres,...
Dans L'Œil au-dessus du puits, le cinéaste montre une Inde à la fois envoûtante et très hiérarchique, marquant dans chaque situation une volonté de respecter la complexité de la situation. Par exemple, le personnage du prêteur apparaît parfois comme indésirable, mais il est aussi montré comme un conseiller et un allié. Comment définiriez-vous l'engagement du cinéaste dans sa manière de décrire le monde ?
À défaut de le définir, j'essaierai de vous décrire son engagement en prenant appui sur l'exemple que vous citez : dans L'Œil au-dessus du puits, un prêteur circule de lieu en lieu, de groupe en groupe, pour récupérer l'argent qu'il a distribué. Il passe, entre autres, chez un maître d'école apprenant à écrire à des enfants et chez un fabricant de beedies. Il se rendra ensuite sur un chantier où se construit une digue. Chaque fois, le dialogue est le même : je viens chercher mon argent – les temps sont durs, etc. Cela ressemble à un reportage sur les conditions socio-économiques de groupes d'artisans ou de travailleurs dans cette région de l'Inde. Et pourtant, le propos est tout autre. Ce qui change des documentaires traditionnels, c'est d'abord la manière de construire cet enchaînement de séquences. Au lieu de nous en tenir à un catalogue de situations, la caméra suit les déplacements du protagoniste. Ainsi le registre de la stricte information est débordé par une sorte de promenade dont le but est incertain. Nous marchons derrière le marcheur. Cette incertitude s'applique à notre propre démarche de spectateur. S'agit-il de suivre un fil d'Ariane qui n'a pas, apparemment, de raison d'être puisque chaque étape est programmée à l'identique : même situation, même dialogue ?
Le pont qui surgit alors au beau milieu de ce parcours prend une valeur métaphorique. Au lieu de le franchir pour poursuivre l'enquête documentaire initiée par le film, voilà qu'il devient le sujet. L'image s'attarde sur sa forme, la couleur de l'eau qui coule dessous, la fragilité de sa construction. On dirait que ce pont ou passerelle est maintenant le véritable personnage. D'ailleurs d'autres groupes l'empruntent, dans un sens ou dans l'autre, jeunes étudiantes, cycliste, écolières, etc. Ce qui apparaît aussi, ce sont les modes de locomotion, pieds ou vélos, qui sont les vecteurs du film et orientent le regard comme un réseau de transports. Marcher ou circuler, c'est apprendre à regarder.
Ailleurs, Johan Van der Keuken filmera quantités de pieds, nus ou chaussés, qui se croisent, s'évitent et se hâtent sans qu'il soit besoin de montrer les visages qui leur correspondent. Le soupçon vient alors que le seul poste que pourrait occuper le spectateur est précisément ce pont qui soutient aussi bien les franchissements d'une rive à l'autre du récit que le passage d'un plan à un autre, comme pour traverser les apparences. Il suffit d'être le pont pour faire trait d'union entre tous les pôles et disjonctions du film.
Propos recueillis les 12 et 16 février 2017 par Gaëlle Rilliard
+ Consulter la fiche auteur de Johan van der Keuken
+ Consulter les écrits de film-documentaire.fr