Gauguin et Eiffel

Serge Bramly raconte la vie de génies dont les créations ont forgé et changé notre façon de voir, à travers leurs combats dans le monde qui était le leur, et leurs rapports à leurs rivaux et à leurs prédécesseurs, et leurs convictions, leurs trouvailles révolutionnaires. Cet épisode s'intéresse aux artistes Gauguin et Eiffel. Contemporains l’un de l’autre, l’un accepte la modernité alors que l’autre la refuse, mais dans les deux cas, ils représentent deux nouvelles esthétiques qui marqueront l’histoire de l’art.
Incarnation de l’artiste maudit, au même titre que son ami van Gogh, Paul Gauguin (1848-1903) s’est imposé en rompant avec l’art européen traditionnel, ou plus exactement en allant puiser, le premier, alors que la révolution industrielle battait son plein, son inspiration et ses références dans les mondes primitifs d’Outre-Mer qualifiés jusque-là de sauvages et de barbares. On peut vanter son sens poétique de la couleur ou la sensualité exotique de son pinceau, la grande nouveauté de son œuvre repose d’abord sur cet écart géographico-culturel ardemment désiré : il eut besoin de s’exiler au plus loin, à Tahiti, aux Marquises, pour y vivre au contact de la nature vierge, "en sauvage parmi les sauvages". En ce sens il est le pionnier de la nouvelle esthétique du XXe siècle où les Arts premiers (qu’il fut le premier à collectionner), avec leurs formes pures et leur puissance émotionnelle furent décisifs pour des générations d’artistes, de Picasso à Giacometti ou Klee, et des surréalistes à Basquiat…
L’ingénieur français Gustave Eiffel (1832-1923) n’est pas seulement l’auteur de prouesses techniques, comme la célèbre tour qui porte son nom ou le pont ferroviaire de Bordeaux ; c’est aussi un héraut du modernisme qui sut prouver que la fonte, l’acier étaient des matériaux aussi nobles que le marbre, et que la structure métallique d’un ouvrage, dans sa nudité industrielle, pouvait prétendre à la Beauté. Alors que triomphaient l’impressionnisme, le symbolisme, le japonisme, il ouvrit ainsi la porte à l’esthétique du XXe siècle. L’époque d’Eiffel, qui est celle du French Cancan, des dorures rococos et des zoos humains, de Germinal de Zola et du très décadent À Rebours de Huysmans, voit la montée en puissance des chefs d’entreprise, des barons de l’industrie : la créativité doit désormais compter avec la finance, le progrès, la politique et l’opinion publique...